Le chasseur noir. Emile Chevalier

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      Émile Chevalier

      LE CHASSEUR NOIR

      I. TRAGÉDIE NOCTURNE

      Il faisait tout à fait nuit quand le chasseur arriva au lieu où il avait dressé ses pièges la nuit précédente. C’était un de ces sites pittoresques que l’on trouve seulement dans les chaînes des montagnes Rocheuses. Des barrières presque infranchissables, de gigantesques remparts de terre et de pierres en défendaient l’approche. Mais, si bien gardée qu’il fût par la nature, ce pertuis était accessible à un trappeur[1], car ses yeux exercés savent découvrir la passe la plus étroite, et sa main sait ouvrir les portes secrètes des montagnes: ses pieds sont familiers avec les sentiers désolés, et les mousses des arbres, aussi bien que les étoiles du firmament, servent à diriger ses pas.

      Le chasseur avait gagné la gorge solitaire dont nous venons de parler par un cul-de-sac que longtemps il avait cru connu de lui seul. Mais ayant, depuis peu, perdu plusieurs pièges tendus, au fond de cette gorge, près d’une rivière qui l’arrosait et s’échappait, en se frayant un passage à travers les masses de granit, il avait commencé à ne plus se considérer comme l’unique violateur de cette profonde retraite.

      Arrivé à sa destination il eut un mouvement de surprise et de colère, facile à concevoir, en remarquant que ses pièges avaient encore disparu. Une fois assuré du fait, il se mit à fureter ça et là, autant que les ténèbres pouvaient le lui permettre, pour découvrir quelques traces des auteurs de la soustraction; mais il lui fut impossible d’obtenir la moindre preuve que le lieu eût été visité par un blanc ou un Peau-rouge.

      Après avoir réfléchi un instant, le trappeur se coucha dans de hautes herbes et des plantes aquatiques sur le bord de la rivière, qui, à ce point, semblait sourdre du coeur même des montagnes, sous une voûte énorme de rochers.

      Notre homme s’amusa à écouter le murmure des eaux, en se demandant comment elles avaient pu s’ouvrir une voie à travers ces blocs si compactes et si puissants. Les voiles de la nuit s’épaissirent. L’ombre parut rouler et se condenser dans le bassin jusqu’à ce qu’elle ressemblât à ces ténèbres égyptiennes que l’on pouvait palper.

      Tout à coup, une lueur brilla sur la ravine. Étonné de ce phénomène, le trappeur en chercha la cause. Ne voyant plus rien, il allait l’attribuer à un éclair, lorsqu’au sommet d’une saillie rocheuse, vis-à-vis de lui, il aperçut deux personnages qui tenaient des torches à la main et s’efforçaient de reconnaître la rivière à leurs pieds.

      Vêtus à peu près comme des bandits mexicains, ils portaient la casaque de chasse, en peau de daim, des trappeurs du Nord-ouest, avec des mitasses[2] unies et des mocassins.

      Le plus robuste avait la taille serrée par une ceinture rouge à bouts effilés et flottants. A cette ceinture était passée une paire de pistolets de cavalerie, une dague dans un élégant fourreau, un couteau de chasse à manche d’argent, et un sifflet d’ivoire de grande dimension. A la main, il tenait un fusil à deux coups. Trapu, stature moyenne, il avait les attaches des membres solidement nouées. Un feutre à large bord lui couvrait la tête. A la lueur des torches, ses traits parurent au trappeur fortement accentués, durs.

      Son compagnon avait une organisation grêle, mais il était accoutré de la même manière, si ce n’est que son ceinturon était en cuir noir.

      Ils restèrent là quelques moments, et disparurent aussi mystérieusement qu’ils étaient venus. Cette circonstance fit réfléchir le trappeur. Il lui sembla que quelque chose, en dehors des événements ordinaires, allait arriver.

      Les visages qu’il avait vus le troublaient. Battant sur son front un roulement avec ses doigts, il forma un nombre incalculable de conjectures, et se convainquit que la dernière s’éloignait encore plus de la vérité que les précédentes – preuve évidente que celles qui suivraient seraient encore moins satisfaisantes.

      Tandis qu’il roulait ces pensées, les torches se remontrèrent dans une autre direction.

      Elles descendaient lentement le long d’une pente escarpée et difficile du même côté de la rivière, mais qui s’enfonçait plus avant dans la montagne. La marche était certainement malaisée et dangereuse. Durant une dizaine de minutes, notre homme épia les lumières, qui tantôt apparaissaient brillantes, tantôt se cachaient entièrement, suivant les accidents du terrain, et se rapprochaient peu à peu.

      Enfin, le trappeur distingua de nouveau ceux qui les tenaient. Ils étaient accompagnés de quatre autres individus, portant un fardeau ayant forme d’un corps humain enveloppé dans un manteau. Instinctivement, il se retira plus avant sous l’arche de granit qui reliait les deux rives du cours d’eau. Les visiteurs nocturnes arrivèrent au fond de la ravine, et le personnage à la ceinture rouge se dirigea vers le bord de la rivière. Là, il fit un geste; alors les quatre hommes s’avancèrent près de lui, placèrent leur fardeau sur le sol et se retirèrent.

      Le trappeur se sentait pris d’un intérêt indéfinissable pour l’objet immobile qu’ils venaient de déposer.

      Qu’était-ce? Un être humain? Était-il mort ou vivant?….

      La réponse à cette dernière question ne se fit pas attendre, car, au moment où il se l’adressait, une jeune femme rejetant les pans du manteau qui l’enveloppait, en sortit comme d’un linceul. A la lueur des torches illuminant le bassin, le chasseur put la voir parfaitement.

      Elle avait le visage pâle comme la neige, mais attrayant au delà de toute expression. Jamais notre aventurier n’avait contemplé une beauté d’un ordre aussi élevé.

      Un instant, il s’imagina qu’une créature angélique était soudainement descendue du ciel pour le fasciner par des charmes surnaturels. Une longue chevelure noire et luisante flottait éparse sur le col marmoréen et les épaules de cette femme. Merveilleuse était la symétrie de ses formes.

      Elle jeta un regard effaré autour d’elle, puis tomba aux pieds de l’homme à la ceinture rouge, en étendant, d’une façon suppliante, des bras aussi blancs que l’albâtre, et en s’écriant: – Sauvez-moi! pour l’amour de Dieu, sauvez-moi!

      Ces paroles frappèrent le trappeur comme un coup de poignard. Il eut tout de suite l’idée de s’élancer et de mourir pour défendre la jeune femme.

      Mais ils étaient six et il était seul; mieux valait attendre.

      Peut-être la providence lui fournirait-elle l’avantage de faire quelque chose pour l’infortunée. Il avait entendu dire que l’heure du ciel sonne souvent à l’heure du désespoir de l’homme.

      Le trappeur ne faisait pas parade de religion, comme certaines gens prétentieux de la chrétienté élégante; mais il avait les vrais instincts de l’enfant de la nature, qui adore spontanément, en esprit et en vérité, tout ce qui est inconnu au monde. Les hommes honnêtes n’oublient jamais Dieu dans la solitude, car il a placé autour d’eux tant de souvenirs de sa présence qu’il est impossible de les méconnaître.

      Les sympathies du trappeur étaient donc vivement éveillées. La solliciteuse enleva une chaîne de son cou, tira les bagues de ses doigts elles jeta aux pieds de celui qu’elle implorait. Il les ramassa en silence et les mit dans sa poche de côté.

      Elle continua ses instances, voulut lui prendre la main, mais il la repoussa.

      Apparemment fatigué de cette scène, celui-ci adressa un coup d’oeil significatif aux quatre individus qui se tenaient discrètement en arrière. Ils accoururent, et leurs mains rugueuses s’abattirent sur les épaules délicates de la pauvre femme. Aux yeux du trappeur, cet attouchement était un sacrilège; peu s’en fallut qu’il n’envoyât une balle aux auteurs de l’outrage.

      Néanmoins,

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