Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3 - Dozy Reinhart Pieter Anne

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Anne Dozy

      Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4 jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)

      I

      Ne voulant pas interrompre l’histoire de l’insurrection de l’Andalousie, nous sommes déjà arrivés, dans le livre précédent, à l’année 932; mais comme la guerre étrangère va nous occuper à présent, il sera nécessaire que le lecteur se reporte au commencement du règne d’Abdérame III.

      L’insurrection des Espagnols et de l’aristocratie arabe n’était pas alors le seul péril qui menaçât l’existence de l’Etat: deux puissances voisines, l’une récente, l’autre déjà ancienne, la mettaient également en danger: c’étaient le royaume de Léon et le califat africain, qui venait d’être fondé par une secte chiite, celle des Ismaëliens.

      D’accord sur les grands principes, reconnaissant tous que l’imâmat, c’est-à-dire le commandement temporel et spirituel de tous les musulmans, appartient à la postérité d’Alî et que l’imâm est impeccable, les Chiites ou partisans du droit divin formaient cependant plusieurs sectes, et ce qui les tenait surtout divisés, c’était la question de savoir lequel parmi les descendants du sixième imâm, Djafar le Véridique, avait droit à l’imâmat. Ce Djafar avait eu plusieurs fils, dont l’aîné s’appelait Ismâîl et le second Mousâ, et comme Ismâîl était mort avant son père, dans l’année 762, la majeure partie des Chiites avait reconnu Mousâ pour imâm après la mort de Djafar. La minorité, au contraire, ne voulut pas se soumettre à lui. Disant que Dieu lui-même avait, par la bouche de Djafar, désigné Ismâîl pour le successeur de ce dernier, et que l’Etre suprême ne peut pas revenir sur une résolution une fois prise, ces Ismaëliens, comme on les appelait, ne reconnaissaient pour imâm qu’Ismâîl et ses descendants. Mais ces derniers n’avaient pas d’ambition. Découragés par l’insuccès de toutes les entreprises des Chiites et ne voulant pas partager le sort de leurs ancêtres presque tous morts prématurément par le fer ou par le poison, ils se dérobèrent aux dangereux et compromettants hommages de leurs partisans et allèrent se cacher au fond du Khorâsân et du Candahar1.

      Abandonnée ainsi de ses chefs naturels, la secte des Ismaëliens semblait destinée à s’éteindre obscurément, lorsqu’un Persan audacieux et habile vint lui donner une direction et une vie nouvelles.

      Dans la patrie de cet homme, l’islamisme avait fait à peu près les mêmes progrès qu’en Espagne. Il avait reçu dans son giron un nombre assez considérable de prosélytes, mais il n’avait pas étouffé les autres religions, et l’ancien culte, le magisme, florissait à côté de lui. Si les musulmans eussent rigoureusement exécuté la loi de Mahomet, ils n’auraient laissé aux Guèbres que le choix entre la conversion à l’islamisme et le glaive. N’ayant point de livre sacré révélé par un prophète que les musulmans reconnaissaient pour tel, les adorateurs du feu ne pouvaient prétendre à être tolérés. Mais dans les circonstances données, la loi de Mahomet était inapplicable. Les Guèbres étaient fort nombreux; ils étaient attachés de cœur et d’âme à leur religion; ils repoussaient tout autre culte avec une opiniâtreté inflexible: fallait-il égorger tous ces braves gens uniquement parce qu’ils voulaient faire leur salut à leur guise? C’eût été bien cruel, et en outre, bien dangereux, car de cette manière on aurait provoqué une insurrection universelle. Moitié par humanité, moitié par politique, les musulmans passèrent donc par-dessus la loi, et, le principe de la tolérance une fois admis, ils permirent aux Guèbres d’exercer partout leur culte en public, de sorte que chaque ville, chaque bourgade même, avait son pyrée. Qui plus est, le gouvernement protégeait les Guèbres même contre le clergé musulman: il faisait fouetter des imâms et des muëzzins qui avaient tenté de changer des temples du feu en mosquées2.

      Mais si le gouvernement était tolérant pour les sectateurs avoués de l’ancien culte, qui, en citoyens paisibles qu’ils étaient, ne troublaient point le repos de l’Etat, il ne l’était pas et ne pouvait l’être pour les faux musulmans, les soi-disant convertis, qui, au fond du cœur, étaient encore païens et qui tâchaient de miner sourdement l’islamisme en y entant leurs propres doctrines. En Perse comme en Espagne les conversions apparentes et dont l’intérêt mondain était le véritable mobile, avaient été nombreuses, et les faux musulmans étaient en général les hommes les plus remuants et les plus ambitieux de la société. Repoussés par l’aristocratie arabe, qui se montrait partout fort exclusive, ils rêvaient la résurrection d’une nationalité et d’un empire persans3. Le gouvernement sévissait contre eux avec une rigueur impitoyable; pour les contenir et les punir, le calife Mahdî créa même un tribunal d’inquisition qui continua d’exister jusque vers la fin du règne de Hâroun ar-Rachîd4. Comme d’ordinaire, la persécution engendra la révolte. Bâbec, le chef de la secte des khorramîa ou libertins, comme les appelaient leurs ennemis, se souleva dans l’Adherbaidjân. Pendant vingt ans (817-837), cet Ibn-Hafçoun de la Perse tint en échec les nombreuses armées des califes, et ceux-ci ne parvinrent à s’emparer de sa personne qu’après avoir sacrifié deux cent cinquante mille soldats. Mais ce qui était bien plus difficile encore que de dompter les révoltes à main armée, c’était de découvrir et de déraciner les sociétés secrètes que la persécution avait fait naître et qui propageaient dans l’ombre, soit les anciennes doctrines persanes, soit des idées philosophiques bien plus dangereuses encore, car en Orient le choc de plusieurs religions avait eu pour résultat qu’une foule de gens les répudiaient et les méprisaient toutes. «Tous ces prétendus devoirs religieux, disait-on, sont bons tout au plus pour le peuple, mais ne sont nullement obligatoires pour les hommes bien élevés. Tous les prophètes n’étaient que des imposteurs qui visaient à obtenir la prééminence sur les autres hommes5

      C’est du sein de ces sociétés secrètes que sortit, au commencement du IXe siècle, le rénovateur de la secte des Ismaëliens. Il s’appelait Abdallâh ibn-Maimoun. Issu d’une famille persane qui avait professé les doctrines des sectateurs de Bardesane, lesquels admettaient deux dieux, dont l’un a créé la lumière et l’autre les ténèbres, et fils d’un oculiste esprit fort, qui, pour échapper aux griffes de l’inquisition dont soixante-dix de ses amis venaient de tomber les victimes, avait cherché un asile à Jérusalem où il enseignait en secret les sciences occultes tout en affectant la piété et un grand zèle pour les prétentions des Chiites, Abdallâh ibn-Maimoun devint, sous la direction de son père, non-seulement un prestigiateur habile et un savant oculiste, mais encore un grand connaisseur de tous les systèmes théologiques et philosophiques. A l’aide de ses prestiges, il essaya d’abord de se faire regarder comme prophète; mais cette tentative n’ayant pas réussi, il conçut peu à peu un projet plus vaste.

      Relier dans un même faisceau les vaincus et les conquérants; réunir dans une même société secrète, dans laquelle il y aurait plusieurs degrés d’initiation, les libres penseurs, qui ne voyaient dans la religion qu’un frein pour le peuple, et les bigots de toutes les sectes; se servir des croyants pour faire régner les incrédules, et des conquérants pour bouleverser l’empire qu’ils avaient fondé; se former enfin un parti nombreux, compact et rompu à l’obéissance, qui, le moment venu, donnerait le trône, sinon à lui-même, du moins à ses descendants, telle fut l’idée dominante d’Abdallâh ibn-Maimoun, idée bizarre et audacieuse, mais qu’il réalisa avec un tact étonnant, une adresse incomparable et une connaissance profonde du cœur humain.

      Les moyens qu’il employa étaient calculés avec une fourberie diabolique. En apparence il était Ismaëlien. Cette secte semblait condamnée à s’éteindre faute d’un chef: il lui inspira une nouvelle vie en lui en promettant un. «Jamais, disait-il, le monde n’a été et ne sera privé d’un imâm. Quiconque est imâm, son père et son aïeul l’ont été avant lui, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Adam; le fils de l’imâm est aussi imâm, et son petit-fils, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des siècles. Il n’est pas possible que l’imâm meure, sinon après qu’il lui sera né un fils, qui sera imâm après lui. Mais l’imâm n’est pas toujours visible. Quelquefois il se manifeste, et d’autres fois il reste caché, comme le jour

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<p>1</p>

Djowainî, traduction de M. Defrémery, dans le Journ. asiat., Ve série, t. VIII, p. 363, 364.

<p>2</p>

Chwolsohn, Die Ssabier und der Ssabismus, t. I, p. 283-291.

<p>3</p>

Comparez le passage du Fihrist cité par M. Chwolsohn, t. I, p. 289.

<p>4</p>

Weil, t. II, p. 107.

<p>5</p>

Macrîzî, dans le Journ. asiat., IIIe série, t. II, p. 134.