Quelques créatures de ce temps. Edmond de Goncourt

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      Quelques créatures de ce temps

      PRÉFACE

      Ce livre, publié à très-petit nombre et épuisé depuis des années, a paru portant sur sa couverture: Une Voiture de Masques. Je réédite ce livre aujourd'hui sous un titre qui me semble mieux le nommer.

      Ce volume complète l'Œuvre d'imagination des deux frères. Il montre, lors de notre début littéraire, la tendance de nos esprits à déjà introduire dans l'invention la réalité du document humain, à faire entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle, qui dans l'Histoire, n'a pas d'historien.

      Edmond de Goncourt.

      Août 1876

      L'ORNEMANISTE P…

      Dans un coin, – chez Michéli, – en fouillant, peut-être êtes-vous tombé sur des mauves enroulées? Ce devait être un plat, la guirlande devait courir tout autour; mais ce n'est qu'un morceau, et les derniers bouquets appellent vainement ceux qui devaient suivre. Un tesson, rien qu'un tesson; mais les feuilles incisées et lobées sont d'un rendu si vrai, elles courent en spirales ou s'épanouissent si harmonieusement, elles se joignent, se nouent, se marient et se dénouent d'une si gracieuse façon; il est si heureux et si spirituel ce retour à la flore ornementée du moyen âge, – que les gens du métier vous diront: c'est une œuvre. Cela et un pan de coffre, – encore un fragment, – qu'on a essayé de couler en bronze et dont la fonte n'a pas réussi, – rien ne devait lui réussir, même après sa mort, – est tout ce qu'a laissé, ou à peu près, P…

      Les pieds au feu, un grog bien chaud sur la cheminée, à portée de la main, – voilà ce qu'on nous a conté.

      L'atelier de P… était rue Notre-Dame-des-Champs, au rez-de-chaussée. Il était divisé en deux compartiments: le premier, – celui oC on entrait, – n'était que maquettes, tabourets, ébauches de cire, projets et instruments de travail; aux murs, une collection de feuilles moulées sur nature et un beau jour du nord, bien net là dedans, – le nécessaire de la vie d'un artiste. Le second compartiment, séparé du premier par une grande draperie et plus petit, était tout garni-à ne pas y jeter une épingle-de petits meubles, de petits objets. C'était moelleux, soyeux et douillet, un vrai nid… et tapissé! Même au plafond, P… avait mis une tapisserie, – un de ces grands bois où courent des chasseurs en veste Louis XV, une vieille tapisserie harmonisée en ses tons verdâtres, et que P… avait relevée de baguettes dorées. – Là dedans, au fond, était un lit, un bon lit, et une femme, sa maîtresse.

      Clou à clou, il lui avait fait ce réduit. Le petit chiffonnier de bois de rose et l'ancienne pendule signée Leroy, tout cela était venu peu à peu, – commande à commande, – sou à sou.

      Un des premiers, P… avait compris l'ornementation moderne et ce qu'elle doit être. Comme tous les commençants, exploité d'abord par ces gens arrivés dont la signature est un bon à vue sur le public, il avait vendu un temps ses modèles, – des chefs-d'œuvre, – pour des quinze francs, pour des vingt francs. Puis la confiance lui était venue. Il était allé lui-même aux fabricants. Lampes, flambeaux, vide-poches, serre-papiers, – il ennoblit par de charmantes créations toutes ces choses usuelles qui maintenant sont des objets d'art chez tout le monde, ou à peu près, – faisant de grandes imaginations pour ces petits riens abandonnés de tout goût et de toute grâce depuis bien des années, et toujours pensant aux Grecs, ce peuple béni des arts, qui mettait jusqu'aux tuiles de ses maisons les arabesques de sa fantaisie.

      Entre autres charmants emprunts à la flore, – de deux feuilles de violette il fit une coupe. Les deux feuilles simples, opposées, font le creux de la coupe, et les deux stipules, croisées l'une sur l'autre, forment le pied. Cette coupe a été offerte, nous croyons, à M. le baron Taylor.

      Puis il tentait un projet de vase, – un vase épique dont la base était la création du monde. Sur l'ove marchaient les successions de générations; l'histoire de l'humanité se déroulait d'étape en étape, et finissait à une grande figure de la civilisation, debout et couronnant le vase symbolique.

      Enhardi, P… songea à se mettre un peu hors de page. Il fit un coffret en forme de châsse. De petites figurines veillaient à chaque angle. Les pieds du coffret disparaissaient sous un fouillis de plantes marines, d'algues et de feuilles lancéolées courant l'une après l'autre, où fourmillaient scarabées, bêtes à bon Dieu, sauterelles émaillées en leur couleur. Le coffret fini, P… alla le porter à madame la duchesse d'Orléans. Madame la duchesse d'Orléans, en qui revivait cette intelligente protection des arts familière à Ferdinand d'Orléans, accueillit l'artiste et l'offrande. C'est dire que la femme fut gracieuse autant que la princesse fut généreuse.

      Vinrent les mauvais jours, les privations, les gênes quotidiennes; puis les caprices de sa maîtresse amenèrent la vraie misère, les dîners incertains, la vie glanée au jour le jour.

      P… souffrait depuis quelque temps. D'où? il ne savait. C'était une organisation bien faible et déjà bien éprouvée par la maladie. – Un beau jour, il fit apporter chez lui de la glaise, une grande table, et se mit à modeler avec une assiduité âpre, n'écoutant ni conseils ni fatigue. Il ébauchait un grand Christ en croix de dix-huit pieds de haut.

      P… n'avait ni le genre ni l'habitude d'une pareille machine. Il travaillait avec rage, s'emportant après la glaise rebelle, remettant, ôtant, remaniant et revenant, et toujours à faire œuvre de son ébauchoir enfiévré. Le Christ ne venait pas, ne sortait pas. Ses amis haussaient les épaules. Ils ne comprenaient pas que ce Christ était une envie de mourant, et que les artistes ressemblent aux femmes qui, avant de mourir, commencent toujours quelque tapisserie de longue haleine.

      P… travailla ainsi une quinzaine de jours, ne quittant son travail que pour manger. Il dînait alors avec des œufs durs.

      Un dimanche, – le samedi P… avait eu quelques amis, – c'était le choléra; – on avait ri de lui parce qu'il avait comme la peur du pressentiment; – sur les neuf heures, en rentrant, P… fut pris du choléra. Sa maîtresse était couchée. Comme il sentait l'épidémie en lui, il arracha de dessus la glaise les toiles mouillées, jeta ça par terre et se roula dedans. Les atroces douleurs lui étaient venues; et lui, écartant le rideau de l'autre chambre, les yeux et le visage tendus vers cette femme, lui voulait sourire et lui souriait pour qu'elle ne s'inquiétât pas.

      La femme s'endormit.

      Le lendemain matin, en entrant, on vit P… – dont les veines s'étaient cavées dans la nuit, – toujours une main à lever le rideau, toujours le visage tendu vers la femme.

      La femme eut peur; elle courut emménager chez celui que le mourant appelait son meilleur ami.

      P… fut porté à l'hôpital.

      Du mort, il ne reste qu'un peu de cire et de plâtre, et le nom de Possot qui vit encore dans la mémoire de quelques amis.

      VICTOR CHEVASSIER

      3 juin 1836. – Je suis arrivé aujourd'hui à la maison. Maman m'avait fait faire un pantalon et un habit noirs. A midi, j'ai été au convoi de mon père. Le cimetière était plein: hommes, femmes et les enfants qu'on traînait par la main, tout le village, et encore des gens de Damblin et de Fresnoy. J'ai eu du réconfort à voir cette foule. – Maman pleure. – Je me suis fait installer un lit dans la bibliothèque. – Mon rêve est fini. Maman est trop âgée, elle a maintenant la tête trop affaiblie et le corps trop malingre, pour que je la laisse toute aux soins d'une servante; – et elle s'est trop envieillie en cette vie de campagne, et elle a trop vécu en la maison de mon père pour que j'essaye de la tirer d'ici, et que je l'emmène à Nancy. – J'envoie ma démission.

      4 juin. – Il fait du soleil. J'ouvre la fenêtre. L'orme du cimetière, plein d'oiseaux, a sa feuillée

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