Une Histoire Sans Nom. Barbey d'Aurevilly
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La chose avait été vue, disait-on, au temps de la guerre des Chemises blanches et de Jean Cavalier…
C'est dans ce grandiose escalier, qui semblait n'avoir pas été bâti pour la maison, mais qui était peut-être tout ce qui restait de quelque château écroulé et que le malheur des temps et de la race qui aurait habité là n'avait pas pu relever tout entier dans sa primitive magnificence, que la petite Lasthénie, sans compagnes et sans les jeux qu'elle eût partagés avec elles, isolée de tout par le chagrin et l'âpre piété de sa mère, avait passé bien des longues heures de son enfance solitaire. La rêveuse naissante sentait-elle mieux dans le vide de cet immense escalier l'autre vide d'une existence que la tendresse de sa mère aurait dû combler, et, comme les âmes prédestinées au malheur, qui aiment à se faire mal à elles-mêmes, en attendant qu'il arrive, aimait-elle à mettre sur son cœur l'accablant espace de ce large escalier, par-dessus l'accablement écrasant de sa solitude ? Habituellement, Mme de Ferjol, descendue de sa chambre et n'y remontant que le soir, pouvait croire Lasthénie à s'amuser dans le jardin, quand elle, l'enfant, oubliée là, restait assise de longues heures sur les marches sonores et muettes. Elle s'y attardait, la joue dans sa main, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale et familière à tout ce qui est triste et que le génie d'Albert Dürer n'a pas beaucoup cherchée pour la donner à sa Mélancolie et elle s'y figeait presque dans la stupeur de ses rêves, comme si elle avait vu son Destin monter et redescendre ce terrible escalier ; car l'avenir a ses spectres comme le passé a les siens, et ceux qui s'en viennent sont peut-être plus tristes que ceux qui s'en reviennent vers nous… Certes ! Si les lieux ont une influence, et ils en ont une, à coup sûr, cette maison en pierres grisâtres, qui ressemblait à quelque énorme chouette vu à quelque immense chauve-souris abattue et tombée, les ailes étendues, au bas de ces montagnes l'antre lesquelles elle était adossée, et qui n'en était séparée que par un jardin, coupé, à moitié de sa largeur, d'un lavoir dont l'eau de couleur d'ardoise réfléchissait, en noir, la cime des monts dans sa transparence bleue, oui ! une pareille maison avait dû ajouter son reflet aux autres ombres d'où émergeait le front immaculé de Lasthénie…
Pour celui de Mme de Ferjol, rien ne pouvait en augmenter l'immobile tristesse. L'influence des lieux ne mordait pas sur ce bronze, verdi par le chagrin.
Après la mort de son mari, qui avait toujours vécu de la vie plantureuse d'un gentilhomme riche, et d'habitudes aristocratiquement hospitalières, elle s'était tout à coup précipitée dans cette piété venue de Port-Royal, et dont, à cette époque, la France des provinces portait encore l'empreinte. Tout ce qu'elle avait de femme disparut dans cette piété qui ne se pardonne rien et qui se mortifie. Elle appuya sur cette colonne de marbre son cœur brûlant, pour le refroidir. Elle éteignit le luxe de sa maison. Elle vendit ses chevaux et ses voitures. Elle congédia ses domestiques, ne voulant conserver auprès d'elle, comme une humble bourgeoise, qu'une seule servante du nom d'Agathe, qui, depuis vingt ans, avait vieilli à son service, et qu'elle avait amenée de Normandie. Voyant cette réforme, les bonnes langues du bourg, qui était, comme tous les petits endroits, la boîte à confitures des petits caquets, avaient accusé Mme de Ferjol d'avarice. Puis, cette confiture, dégustée d'abord comme une friandise, s'était candie. Elles n'y touchèrent plus. Ce bruit d'avarice tomba. Le bien que Mme de Ferjol faisait aux pauvres, quoique caché, transpira. Il se fit enfin, à la longue, parmi tous les esprits de bas étage qui habitaient ce fond de bouteille de peu de clarté, de toutes les manières, une confuse perception de la vertu et des mérites de cette Mme de Ferjol qui vivait si continûment à l'écart, dans la mystérieuse dignité d'une douleur contenue. À l'église, – et on ne la voyait guère que là, – on regardait de loin, avec une curiosité respectueuse, cette femme d'un si grand aspect, en ses longs vêtements noirs, immobile dans son banc, pendant les longs offices, sous les arceaux abaissés de cette rude église romane aux piliers trapus, comme si elle eût été une ancienne reine mérovingienne sortie de sa tombe.
C'était, en effet, à sa façon, une espèce de reine… Elle régnait sans le vouloir, et, même sans y penser, sur l'opinion et sur la préoccupation de ce bourg, qui n'était pas, il est vrai, un royaume. Elle y régnait, et si ce n'était pas comme les anciens rois de Perse, invisibles, et dont elle ne pouvait avoir l'invisibilité absolue, c'était du moins un peu comme eux, par l'éloignement dans lequel elle se tint toujours au sein étroit de ce petit monde, avec qui elle ne se familiarisa jamais.
Pâques, cette année-là, tombait haut dans le mois d'avril, et ce jour de Samedi Saint était, chez ces dames de Ferjol, une de ces journées d'occupation domestique qui sont en province presque solennelles.
On y faisait ce qu'on appelle : « la lessive du printemps ». En province, la lessive, c'est un événement.
Dans les maisons riches, qui coutumièrement ont beaucoup de linge, on la fait au renouvellement des saisons, et cela s'appelle : « la grande lessive ». – « Vous savez, madame une telle fait sa grande lessive », se dit-on, comme la nouvelle d'une grande chose, dans les maisons où l'on va, le soir. Ces grandes lessives se font à pleines cuvées ; les petites, pour le train-train ordinaire de la maison, se font « à baquet ». « Avoir les lessivières » est une expression consacrée pour dire une des circonstances des plus graves, des plus importantes et quelquefois des plus orageuses ; car, pour la plupart, les lessivières sont des commères d'un gouvernement difficile. Gaillardes souvent, d'humeur peccante, d'âpre appétit, de soif cynique, à qui les ongles ne se sont pas ramollis dans l'eau qu'elles brassent à cœur de journée, et dont les gosiers d'acier font des terribles dessus au claquement de leurs battoirs ! « Avoir chez soi les lessivières » est une perspective qui donne généralement un petit froid dans le dos aux maîtresses de maison les plus maîtresses femmes… Seulement, ce jour-là, Mme de Ferjol ne les avait plus. Elles étaient passées