La chartreuse de Parme. Stendhal
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– Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune bourgeois a du coeur.
Le caporal Aubry marchait sans dire mot. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros chêne entouré de ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était au moins à dix pas de son voisin.
– Ah çà! vous autres, dit le caporal, et c’était la première fois qu’il parlait, n’allez pas faire feu avant l’ordre, songez que vous n’avez plus que trois cartouches.
«Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit:
– Je n’ai pas de fusil.
– Tais-toi d’abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu’un des pauvres soldats du régiment qui viennent d’être sabrés; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.
Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.
– Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai… Dieu de Dieu! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas même charger son arme!… (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu’à bout portant, quand ton cavalier sera à trois pas de toi; il faut presque que ta baïonnette touche son uniforme.
«Jette donc ton grand sabre, s’écria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D…! Quels soldats on nous donne maintenant!»
En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu’il jeta au loin avec colère.
– Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup de fusil?
– Je suis chasseur.
– Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai.
Et il s’en alla.
Fabrice était tout joyeux. «Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer à être tué; métier de dupe. «Il regardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d’un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière son arbre. Il était presque nuit; il lui semblait être à l’espère, à la chasse à l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idée de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle: a si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque >>, et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. «Il n’est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente; le cavalier tomba avec son cheval. «Notre héros se croyait à la chasse: il courut tout joyeux sur la pièce qu’il venait d’abattre. Il touchait déjà l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité incroyable deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour lé sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’étaient plus qu’à trois pas de lui lorsqu’il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête; comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.
– Tu as tué le tien? lui demanda le caporal Aubry.
– Oui, mais j’ai perdu mon fusil.
– Ce n’est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b..; malgré ton air cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit à eux; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement; le régiment doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un domestique.
– Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix éteinte, il s’agit de me transporter à l’ambulance j’ai la jambe fracassée.
– Va te faire f…, répondit le caporal toi et tous les généraux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui.
– Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division, etc.
Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas.
– Puissent-ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur!
Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l’entrée d’un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites’, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers.
– Impossible d’avancer! s’écria le caporal.
Toutes ces rues étaient encombrées d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l’issue de trois de ces rues; après avoir fait vingt pas il fallait s’arrêter: tout le monde jurait et se fâchait.
– Encore quelque traître qui commande! s’écria le caporal; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.
Fabrice regarda; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour, de la basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de côté et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins d’une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du village. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés; Fabrice en choisit un, mais la route, quoique fort large, était tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient