La chartreuse de Parme. Stendhal
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Читать онлайн книгу La chartreuse de Parme - Stendhal страница 16
– Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire.
– Je n’en doute pas, répondit Fabrice: je m’appelle Vasi et je suis de Gênes; ma soeur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n’ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprès d’elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas à Paris et sachant qu’elle était à cette armée, j’y suis venu, je l’ai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés de mon accent, m’ont fait arrêter. J’avais de l’argent alors, j’en ai donné au gendarme, qui m’a remis une feuille de route, un uniforme et m’a dit: «File, et jure-moi de ne Jamais prononcer mon nom.»
– Comment s’appelait-il? dit la cantinière.
– J’ai donné ma parole, dit Fabrice.
– Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s’appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre soeur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher.
– Teulier, capitaine au 4c de hussards, répondit notre héros.
– Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger, les soldats vous prirent pour un espion?
– C’est là le mot infâme! s’écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l’Empereur et les Français! Et c’est par cette insulte que je suis le plus vexé.
– Il n’y a pas d’insulte, voilà ce qui vous trompe; l’erreur des soldats était fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu’à l’armée il faut appartenir à un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu’on vous prenne pour un espion. L’ennemi nous en lâche beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre. Les écailles tombèrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la première fois qu’il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.
– Mais il faut que le petit nous raconte tout dit la cantinière dont la curiosité était de plus en plus excitée.
Fabrice obéit. Quand il eut fini:
– Au fait, dit la cantinière parlant d’un air grave au caporal, cet enfant n’est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo?
– Et même, dit le caporal, qu’il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni à volonté. C’est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le Prussien.
– De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière; il sera volé de tout dès qu’il ne sera plus avec nous.
– Le premier sous-officier de cavalerie qu’il rencontre, dit le caporal, le confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour l’ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d’entrer dans notre régiment.
– Non pas, s’il vous plaît, caporal! s’écria vivement Fabrice; il est plus commode d’aller à cheval, et d’ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destinée future, qui eut lieu entre le caporal et la cantinière. Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la veille il s’était trouvé faire partie de l’escorte du maréchal, l’Empereur vu au galop, le cheval escofié, etc.
Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont on l’avait dépossédé du bon cheval qu’elle lui avait fait acheter.
– Tu t’es senti saisir par les pieds, on t’a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l’on t’a assis par terre!» Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien?» Il ne savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.
– Combien as-tu d’argent? lui dit tout à coup la cantinière.
Fabrice n’hésita pas à répondre; il était sûr de la noblesse d’âme de cette femme: c’est là le beau côté de la France.
– En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de cinq francs.
– En ce cas, tu as le champ libre! s’écria la cantinière tire-toi du milieu de cette armée en déroute; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t’éloignant de l’armée. A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as été à l’armée, les gendarmes te ramasseraient comme déserteur; et quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n’es pas encore assez fûté pour répondre à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable; dis que tu es Vasi.
Et d’où devra-t-il dire qu’il vient? fit-elle au caporal.
– De Cambrai sur l’Escaut: c’est une bonne ville toute petite, entends-tu? et où il y a une cathédrale et Fénelon.
– C’est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souffle mot de B…, ni du gendarme qui t’a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d’abord à Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flânant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton pantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste que l’argent qu’il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c’est qu’on va t’empaumer, on va te chiper tout ce que tu as et que feras-tu une fois sans argent, toi qui ne sais pas te conduire? etc.
La bonne cantinière parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup cette foule qui couvrait la grande route, d’abord doubla le pas; puis, en un clin d’oeil, passa le petit fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes.
– Les Cosaques! les Cosaques’! criait-on de tous les côtés.