Tartarin de Tarascon. Alphonse Daudet

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Tartarin de Tarascon - Alphonse  Daudet

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de quarante-cinq ans, l’intrépide Tarasconnais n’avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n’avait pas même fait ce fameux voyage à Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C’est au plus s’il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n’est pas bien loin de Tarascon, puisqu’il n’y a que le pont à traverser. Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez… Tartarin de Tarascon préférait la terre ferme.

      C’est qu’il faut bien vous l’avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. « Je sens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père de l’Église. Il l’eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l’âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement n’avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz… Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geignard, plein d’appétits bourgeois et d’exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l’immortel Sancho Pança.

      Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme ! vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats ! quels déchirements !…

      Ô le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Évremond, un dialogue entre les deux Tartarin, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s’exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : « Je pars ! »

      Tartarin-Sancho ne pensant qu’aux rhumatismes et disant : « Je reste. »

      TARTARIN-QUICHOTTE, très exalté : – Couvre-toi de gloire, Tartarin.

      TARTARIN-SANCHO, très calme : – Tartarin, couvre-toi de flanelle.

      TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté : – Ô les bons rifles à deux coups ! ô les dagues, les lassos, les mocassins !

      TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme : – Ô les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes à oreillettes !

      TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui : – Une hache ! qu’on me donne une hache !

      TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne : – Jeannette, mon chocolat.

      Là-dessus, Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l’anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.

      Et voilà comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon n’eût jamais quitté Tarascon.

      VII. Les Européens à Shanghaï. – Le Haut Commerce. – Les Tartares. – Serait-il un imposteur ? – Le Mirage

      Une fois cependant Tartarin avait failli partir, pour un grand voyage.

      Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à Shanghaï, lui avaient offert la direction d’un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c’était bien la vie qu’il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d’Asie, enfin le Haut Commerce.

      Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous apparaissait d’une hauteur !…

      La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage qu’on y recevait quelquefois la visite des Tartares. Alors vite on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares.

      Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette proposition, je n’ai pas besoin de vous le dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n’entendait pas de cette oreille-là, et, comme il était le plus fort, l’affaire ne put pas s’arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Parions que si, parions que non. Ce fut un événement… En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d’honneur. Avoir failli aller à Shanghaï ou y être allé, pour Tarascon, c’était tout comme. À force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu’il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shanghaï, sur les mœurs, le climat, l’opium, le Haut Commerce.

      Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu’on voulait, et, à la longue, le brave homme n’était pas bien sûr lui-même de n’être pas allé à Shanghaï, si bien qu’en racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en arrivait à dire très naturellement : « Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares. » En entendant cela, tout le cercle frémissait…

      – Mais alors, votre Tartarin n’était qu’un affreux menteur.

      Non ! mille fois non ! Tartarin n’était pas un menteur…

      – Pourtant, il devait bien savoir qu’il n’était pas allé à Shanghaï !

      – Eh sans doute, il le savait. Seulement…

      Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s’entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n’y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu’à Nîmes, qu’à Toulouse, qu’à Tarascon. L’homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire… Son mensonge à lui, ce n’est pas du mensonge, c’est une espèce de mirage…

      Oui, du mirage !… Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes – un petit bijou d’étagère – qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez… Ah ! le seul menteur du Midi, s’il y en a un, c’est le soleil… Tout ce qu’il touche, il l’exagère !… Qu’est-ce que c’était que Sparte aux temps de sa splendeur ? Une bourgade… Qu’est-ce que c’était qu’Athènes ? Tout au plus une sous-préfecture… et pourtant dans l’Histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voilà ce que le soleil en a fait…

      Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d’un ancien capitaine d’habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d’un navet un baobab, et d’un homme qui avait failli aller à Shanghaï un homme qui y était allé ?

      VIII. La Ménagerie Mitaine. – Un lion de l’Atlas à Tarascon. – Terrible et solennelle entrevue

      Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l’eût baisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d’arriver aux grandes

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