Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust страница 27
« Si nous allions faire quelques pas dans le jardin, monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, au moins mental, n’était pas complet, répondait à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve : « Oh ! moi, c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s’étant subdivisée, avait cessé, dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse et avait incarné une part d’elle-même en une divinité purement sportive, hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de Charlus, avec le sourire transcendant de l’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’il se moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, du moment qu’ils peuvent lui être agréables d’une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui conférait par là même une supériorité que tout le monde devait envier et reconnaître. « Non, me répondit Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une certaine vivacité. C’est que dans la fatigue la plus réelle il y a, surtout chez les gens nerveux, une part qui dépend de l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. On est subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettre de sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pas tout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés défaits, flétris, ne se tenant plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans l’eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs propres paroles des forces qu’ils ne transmettent malheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure des prières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des parents éloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise assyrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et, tout en me parlant, de temps à autre il jetait un regard vers la direction de cette dame.
– Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, ma conversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez un jour. « Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes, vous m’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je ne m’en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant moi-même tout le monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien que vous aviez, dans la malheureuse affaire qui divise le pays, des opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût été excessivement pénible que vous les professiez devant moi. Ma nervosité était si grande que, la Princesse ayant entendu, il y a deux ans, son beau-frère le grand-duc de Hesse dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me l’avait pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la même époque, le prince royal de Suède était venu à Paris et, ayant probablement entendu dire que l’impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec la Princesse (étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme du rang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on ne dit, et mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit : « Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise. » Ce qui avait attiré au Prince cette réponse : « Monseigneur, je ne suis plus qu’une princesse française, et je pense comme tous mes compatriotes. » Or, mon cher Swann, il y a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec le général de Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès. »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier de nous, d’ailleurs, passait en reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de ses fils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finir la minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’anxieuse inertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n’avait nullement l’origine