Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly

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Les Diaboliques - Barbey  d'Aurevilly

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Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dans ces proportions-là ! ! Le vieux fat qui devrait être mort en moi s’en révolte encore ! Ah ! je ne pensais plus au bonheur de mon uniforme ! Quand j’avais fait le service de la journée, – après l’exercice ou la revue, – je rentrais vite, mais non plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-là. Je n’allais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus à mes fleurets. Je n’avais pas la ressource du tabac qui engourdit l’activité quand elle vous dévore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m’avez suivi dans la vie ! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n’est entre soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour… Je restais donc oisif de corps, à me ronger… je ne sais pas si c’était le cœur, sur ce canapé qui ne me faisait plus le bon froid que j’aimais dans ces six pieds carrés de chambre, où je m’agitais comme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair fraîche à côté.

      « Et si c’était ainsi le jour, c’était aussi de même une grande partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait éveillé, cette Alberte d’enfer, qui me l’avait allumé dans les veines, puis qui s’était éloignée comme l’incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrière lui ! Je baissais, comme le voilà, ce soir », – ici le vicomte passa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pour essuyer la vapeur qui commençait d’y perler, « – ce même rideau cramoisi, à cette même fenêtre, qui n’avait pas plus de persiennes qu’elle n’en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en province qu’ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre. C’était une chambre de ce temps-là, – une chambre de l’Empire, parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquait partout le merisier, d’abord en tête de sphinx aux quatre coins du lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdâtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une table carrée, d’un merisier plus rosâtre que le reste de l’ameublement, à dessus de marbre gris, grillagée de cuivre, était en face du lit, contre le mur, entre la fenêtre et la porte d’un grand cabinet de toilette ; et, vis-à-vis de la cheminée, le grand canapé de maroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé… A tous les angles de cette chambre d’une grande élévation et d’un large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l’une d’elles on voyait, mystérieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux buste de Niobé d’après l’antique, qui étonnait là, chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incompréhensible Alberte n’étonnait pas bien plus ? Les murs lambrissés, et peints à l’huile, d’un blanc jaune, n’avaient ni tableaux, ni gravures. J’y avais seulement mis mes armes, couchées sur de longues pattes-fiches en cuivre doré. Quand j’avais loué cette grande calebasse d’appartement, – comme disait élégamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, – j’avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers : c’était mon bureau. J’y écrivais quand j’avais à écrire… Eh bien ! un soir, ou plutôt une nuit, j’avais roulé le canapé auprès de cette grande table, et j’y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l’unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m’y plonger davantage, car c’était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais, c’était le visage de cette diablesse de femme dont j’étais possédé, comme les dévots disent qu’on l’est du diable. Il était tard. La rue, – où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, – comme aujourd’hui, – l’une à minuit trois quarts et l’autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s’arrêtaient à l’hôtel de la Poste pour relayer, – la rue était silencieuse comme le fond d’un puits. J’aurais entendu voler une mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d’une forte étoffe de soie croisée, que j’avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu’il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c’était moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c’était elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée ! Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui m’aurait averti, ma porte s’entr’ouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu’elle avait jeté ! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d’elle-même, inopinément, s’ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer ; mais la porte entr’ouverte s’ouvrit plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traîna comme un gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte ! – Alberte qui, malgré les précautions d’une peur qui devait être immense, n’avait pu empêcher cette porte maudite de crier !

      « Ah ! tonnerre de Dieu ! ils parlent de visions, ceux qui y croient ; mais la vision la plus surnaturelle ne m’aurait pas donné la surprise, l’espèce de coup au cœur que je ressentis et qui se répéta en palpitations insensées, quand je vis venir à moi, – de cette porte ouverte, – Alberte, effrayée au bruit que cette porte venait de faire en s’ouvrant, et qui allait recommencer encore, si elle la fermait ! Rappelez-vous toujours que je n’avais pas dix-huit ans ! Elle vit peut-être ma terreur à la sienne : elle réprima, par un geste énergique, le cri de surprise qui pouvait m’échapper, – qui me serait certainement échappé sans ce geste, – et elle referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur l’avait fait crier, mais rapidement, pour éviter ce cri des gonds, – qu’elle n’évita pas, et qui recommença plus net, plus franc, d’une seule venue et suraigu ; – et, la porte fermée et l’oreille contre, elle écouta si un autre bruit, qui aurait été plus inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à celui-là… Je crus la voir chanceler… Je m’élançai, et je l’eus bientôt dans les bras.

      – Mais elle va bien, votre Alberte, – dis-je au capitaine.

      – Vous croyez peut-être, – reprit-il, comme s’il n’avait pas entendu ma moqueuse observation, – qu’elle y tomba, dans mes bras, d’effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille poursuivie ou qu’on peut poursuivre, – qui ne sait plus ce qu’elle fait quand elle fait la dernière des folies, quand elle s’abandonne à ce démon que les femmes ont toutes – dit-on – quelque part, et qui serait le maître toujours, s’il n’y en avait pas deux autres aussi en elles, – la Lâcheté et la Honte, – pour contrarier celui-là ! Eh bien, non, ce n’était pas cela ! Si vous le croyiez, vous vous tromperiez… Elle n’avait rien de ces peurs vulgaires et osées… Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens… Son premier mouvement avait été de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, – des yeux immenses ! – comme pour voir si c’était bien moi qu’elle tenait ainsi dans ses bras ! Elle était horriblement pâle, et comme je ne l’avais jamais vue pâle ; mais ses traits de Princesse n’avaient pas bougé. Ils avaient toujours l’immobilité et la fermeté d’une médaille. Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je ne sais quel égarement, qui n’était pas celui de la passion heureuse ou qui va l’être tout à l’heure ! Et cet égarement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas le voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles le robuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi ! La bouche s’entr’ouvrit… mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, et dont les longues paupières touchaient presque alors mes paupières, ne se fermèrent point, – ne palpitèrent même pas ; – mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence ! Agrafée dans ce baiser de feu et comme enlevée par les lèvres qui pénétraient les siennes,

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