Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly

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Les Diaboliques - Barbey  d'Aurevilly

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tombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver ! »

      – Oui, je connais l’histoire, reprit le vicomte de Brassard, que j’avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son Alberte. – C’était, si je m’en souviens bien, une de Guise que la jeune fille dont vous me parlez. Elle s’en tira comme une fille de son nom ; mais vous ne dites pas qu’à partir de cette nuit-là elle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois, monsieur de Noirmoutier, tandis qu’Alberte revenait le lendemain de ces accrocs terribles, et s’exposait de plus belle au danger bravé, comme si de rien n’était. Alors, je n’étais, moi, qu’un sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m’en occupais fort peu ; mais il était évident, pour qui sait faire le moindre calcul des probabilités, qu’un jour… une nuit… il y aurait un dénoûment…

      – Ah, oui ! – fis-je, me rappelant ses paroles d’avant son histoire, – le dénoûment qui devait vous faire connaître la sensation de la peur, capitaine.

      – Précisément, – répondit-il d’un ton plus grave et qui tranchait sur le ton léger que j’affectais. – Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? depuis ma main prise sous la table jusqu’au moment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma porte ouverte, Alberte ne m’avait pas marchandé l’émotion. Elle m’avait fait passer dans l’âme plus d’un genre de frisson, plus d’un genre de terreur ; mais ce n’avait été encore que l’impression des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent le vent ; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien ! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout seul ! Ce que j’éprouvai, ce fut positivement cette sensation qui doit rendre le cœur aussi pâle que la face ; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui vous parle, j’ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à terre, l’héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et ses officiers ! Mais à cette époque je n’avais encore rien vu, et j’appris… ce que je croyais impossible.

      « Ecoutez donc… C’était une nuit. Avec la vie que nous menions, ce ne pouvait être qu’une nuit… une longue nuit d’hiver. Je ne dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes tranquilles, nos nuits. Elles l’étaient devenues à force d’être heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n’avions pas la moindre inquiétude en faisant l’amour sur cette lame de sabre posée en travers d’un abîme, comme le pont de l’enfer des Turcs ! Alberte était venue plus tôt qu’à l’ordinaire, pour être plus longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon premier mouvement d’amour était pour ses pieds, ses pieds qui n’avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de bruit, m’arrivaient transis de froid des briques sur lesquelles elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de ses parents à ma chambre, placée à l’autre bout de la maison. Je les réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-être ramassaient, pour moi, en sortant d’un lit chaud, quelque horrible maladie de poitrine… Je savais le moyen de les tiédir et d’y mettre du rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids ; mais cette nuit-là mon moyen manqua… Ma bouche fut impuissante à attirer sur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang que j’aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau… Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage, et un langage si expressif que, si je lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de me parler. A ses étreintes, je l’entendais. Tout à coup, je ne l’entendis plus. Ses bras cessèrent de me presser sur son cœur, et je crus à une de ces pâmoisons comme elle en avait souvent, quoique ordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force crispée de l’étreinte… Nous ne sommes pas des bégueules entre nous. Nous sommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme deux hommes… J’avais l’expérience des spasmes voluptueux d’Alberte, et quand ils la prenaient, ils n’interrompaient pas mes caresses. Je restais comme j’étais, sur son cœur, attendant qu’elle revînt à la vie consciente, dans l’orgueilleuse certitude qu’elle reprendrait ses sens sous les miens, et que la foudre qui l’avait frappée la ressusciterait en la refrappant… Mais mon expérience fut trompée. Je la regardai comme elle était, liée à moi, sur le canapé bleu, épiant le moment où ses yeux, disparus sous ses larges paupières, me remontreraient leurs beaux orbes de velours noir et de feu ; où ses dents, qui se serraient et grinçaient à briser leur émail au moindre baiser appliqué brusquement sur son cou et traîné longuement sur ses épaules, laisseraient, en s’entr’ouvrant, passer son souffle. Mais ni les yeux ne revinrent, ni les dents ne se desserrèrent… Le froid des pieds d’Alberte était monté jusque dans ses lèvres et sous les miennes… Quand je sentis cet horrible froid, je me dressai à mi-corps pour mieux la regarder ; je m’arrachai en sursaut de ses bras, dont l’un tomba sur elle et l’autre pendit à terre, du canapé sur lequel elle était couchée. Effaré, mais lucide encore, je lui mis la main sur le cœur… Il n’y avait rien ! rien au pouls, rien aux tempes, rien aux artères carotides, rien nulle part… que la mort qui était partout, et déjà avec son épouvantable rigidité !

      J’étais sûr de la mort… et je ne voulais pas y croire ! La tête humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même de l’évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi ?… Je ne savais. Je n’étais pas médecin. Mais elle était morte ; et quoique je visse avec la clarté du jour de midi que ce que je pourrais faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui me semblait si désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout, de connaissances, d’instruments, de ressources, je lui vidais sur le front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappais résolument dans les mains, au risque d’éveiller le bruit, dans cette maison où le moindre bruit nous faisait trembler. J’avais ouï dire à un de mes oncles, chef d’escadron au 4e dragons, qu’il avait un jour sauvé un de ses amis d’une apoplexie en le saignant vite avec une de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux. J’avais des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j’en labourai le bras d’Alberte à la saignée. Je massacrai ce bras splendide d’où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s’y coagulèrent. Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures ne purent galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres. Ne sachant plus ce que je faisais, je finis par m’étendre dessus, le moyen qu’emploient (disent les vieilles histoires) les Thaumaturges ressusciteurs, n’espérant pas y réchauffer la vie, mais agissant comme si je l’espérais ! Et ce fut sur ce corps glacé qu’une idée, qui ne s’était pas dégagée du chaos dans lequel la bouleversante mort subite d’Alberte m’avait jeté, m’apparut nettement… et que j’eus peur !

      Oh !… mais une peur… une peur immense ! Alberte était morte chez moi, et sa mort disait tout. Qu’allais-je devenir ? Que fallait-il faire ?… A cette pensée, je sentis la main, la main physique de cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrent des aiguilles ! Ma colonne vertébrale se fondit en une fange glacée, et je voulus lutter – mais en vain – contre cette déshonorante sensation… Je me dis qu’il fallait avoir du sang-froid… que j’étais un homme après tout… que j’étais militaire. Je me mis la tête dans mes mains, et quand le cerveau me tournait dans le crâne, je m’efforçai de raisonner la situation horrible dans laquelle j’étais pris… et d’arrêter, pour les fixer et les examiner, toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme une toupie cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter à ce cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d’Alberte qui ne pouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouver le lendemain dans la chambre de l’officier, morte et déshonorée ! L’idée de cette mère, à laquelle j’avais peut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur le cœur que le cadavre même d’Alberte… On ne pouvait pas cacher la mort ; mais le déshonneur, prouvé par le

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