Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly

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Les Diaboliques - Barbey  d'Aurevilly

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sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, – à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l’humanité.

      C’était la vraie beauté, – la beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin ; le mot dit tout et dispense de la description ; et – avait-il fait un pacte avec le diable ? – il l’avait toujours… Seulement, Dieu retrouvait son compte ; les griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent l’invasion prochaine des Barbares et la fin de l’Empire… Il les portait, du reste, avec l’impassibilité de l’orgueil surexcité par la puissance ; mais les femmes qui l’avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait ? elles regardaient peut-être l’heure qu’il était pour elles à ce front ? Hélas, pour elles comme pour lui, c’était l’heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après lequel il n’y a plus que l’enfer, – l’enfer de la vieillesse, en attendant l’autre ! Et voilà pourquoi peut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême, elles pensèrent à lui offrir le leur et qu’elles en firent un chef-d’œuvre.

      Oui, un chef-d’œuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien, de recherche, de jolies idées ; le plus charmant, le plus délicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plus original des soupers. Original ! pensez donc ! C’est ordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne à souper ; mais ici, c’était le souvenir, c’était le regret, c’était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cette fête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers la jeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu’il en fût fait à jamais !…

      Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans les mœurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient, durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit sur son bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes, ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de sa vie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes les opulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressources, de parure, de puissance, pour les verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.

      L’homme devant lequel elles s’enveloppèrent et se drapèrent dans cette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu’aux yeux de Sardanapale toute l’Asie. Elles furent coquettes pour lui comme jamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes ne le furent pour un salon plein ; et cette coquetterie, elles l’embrasèrent de cette jalousie qu’on cache dans le monde et qu’elles n’avaient point besoin de cacher, car elles savaient toutes que cet homme avait été à chacune d’elles, et la honte partagée n’en est plus… C’était, parmi elles toutes, à qui graverait le plus avant son épitaphe dans son cœur.

      Lui, il eut, ce soir-là, la volupté repue, souveraine, nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan. Assis comme un roi – comme le maître – au milieu de la table, en face de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcher ou de… péché (on n’a jamais bien su l’orthographe de la couleur de ce boudoir), le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleu d’enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu du ciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, et qui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et de fleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu’à l’or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de la maturité.

      Il n’y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petites demoiselles qu’exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui, par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous étés splendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements et plénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux au bord découvert des corsages, et, sous les camées de l’épaule nue, des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de ces biceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraient capables de s’entrelacer, pour l’arrêter, dans les rayons de la roue du char de la vie.

      J’ai parlé d’idées. Une des plus charmantes de ce souper avait été de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu’il ne fût pas dit que rien eût dérangé l’harmonie d’une fête dont les femmes étaient les seules reines, puisqu’elles en faisaient les honneurs… Le seigneur Don Juan – branche de Ravila – put donc baigner ses fauves regards dans une mer de chairs lumineuses et vivantes comme Rubens en met dans ses grasses et robustes peintures, mais il put plonger aussi son orgueil dans l’éther plus ou moins limpide, plus ou moins troublé de tous ces cœurs. C’est qu’au fond, et malgré tout ce qui pourrait empêcher de le croire, c’est un rude spiritualiste que Don juan ! Il l’est comme le démon lui-même, qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait même cette traite-là de préférence à l’autre, le négrier infernal !

      Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quand il y avait une maison du Roi et des pages, elles furent d’un étincellement d’esprit, d’un mouvement, d’une verve et d’un brio incomparables. Elles s’y sentirent supérieures à tout ce qu’elles avaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d’une puissance inconnue qui se dégageait du fond d’elles-mêmes, et dont jusque-là elles ne s’étaient jamais doutées.

      Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces triplées de la vie ; de plus, les influences physiques, si décisives sur les êtres nerveux, l’éclat des lumières, l’odeur pénétrante de toutes ces fleurs qui se pâmaient dans l’atmosphère chauffée par ces beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l’aiguillon des vins provocants, l’idée de ce souper qui avait justement le mérite piquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour le trouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petit crime d’un souper risqué, oui ! mais qui ne versa pas vulgairement dans le souper régence ; qui resta un souper faubourg Saint-Germain et XIXe siècle, et où de tous ces adorables corsages, doublés de cœurs qui avaient vu le feu et qui aimaient à l’agacer encore, pas une épingle ne tomba ; – toutes ces choses enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe mystérieuse que toutes ces merveilleuses organisations portaient en elles, aussi fort qu’elle pouvait être tendue sans se briser, et elles arrivèrent à des octaves sublimes, à d’inexprimables diapasons… Ce dut être curieux, n’est-ce pas ? Cette page inouïe de ses Mémoires, Ravila l’écrira-t-il un jour ?… C’est une question mais lui seul peut l’écrire… Comme je le dis à la marquise Guy de Ruy, je n’étais pas à ce souper, et si j’en vais rapporter quelques détails et l’histoire par laquelle il finit, c’est que je les tiens de Ravila lui-même, qui, fidèle à l’indiscrétion traditionnelle et caractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me les raconter.

      Chapitre 3

      Il était donc tard, – c’est-à-dire tôt ! Le matin venait. Contre le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rose du boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une goutte d’opale, comme un œil grandissant, l’œil du jour curieux qui aurait regardé par là ce qu’on faisait dans ce boudoir enflammé. L’alanguissement commençait à prendre les chevalières de cette Table-Ronde, ces soupeuses, si animées il n’y avait qu’un moment. On connaît ce moment-là de tous les soupers où la fatigue de l’émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur les coiffures qui s’affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies qui brûlent, les regards lassés dans les yeux cernés qui s’alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies et rampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feu aux tiges sculptées

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