Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly
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– Oh ! – dit-il, – ce n’était pas alors que j’imitais le maréchal de Saxe, comme vous l’entendez… Ça n’a été que bien plus tard. Alors, je n’étais qu’un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu’elles n’aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure… je n’ai jamais eu avec elles les profits de ma timidité. D’ailleurs, je n’avais que dix-sept ans dans ce beau temps-là. Je sortais de l’Ecole militaire. On en sortait à l’heure où vous y entrez à présent, car si l’Empereur, ce terrible consommateur d’hommes, avait duré, il aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans d’Asie ont des odalisques de neuf.
« S’il se met à parler de l’Empereur et des odalisques, – pensé-je, – je ne saurai rien.
– Et pourtant, vicomte, – repartis-je, – je parierais bien que vous n’avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui luit là-haut, que parce qu’il y a eu pour vous une femme derrière son rideau !
– Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, – fit-il gravement.
– Ah ! parbleu ! – repris-je, – j’en étais bien sûr ! Pour un homme comme vous, dans une petite ville de province où vous n’avez peut-être pas passé dix fois depuis votre première garnison, il n’y a qu’un siège que vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fenêtre d’une maison que vous retrouvez aujourd’hui éclairée d’une certaine manière, dans l’obscurité !
– Je n’y ai cependant pas soutenu de siège… du moins militairement, – répondit-il, toujours grave ; mais être grave, c’était souvent sa manière de plaisanter, – et, d’un autre côté, quand on se rend si vite la chose peut-elle s’appeler un siège ?… Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l’ai dit, en ce temps-là, j’en étais parfaitement incapable… Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici : ce fut moi !
Je le saluai ; – le vit-il dans ce coupé sombre ?
– On a pris Berg-op-Zoom, – lui dis-je.
– Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, – ajouta-t-il, – ne sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence imprenables !
–Ainsi, – fis-je gaîment, – encore une madame ou une mademoiselle Putiphar…
– C’était une demoiselle, – interrompit-il avec une bonhomie assez comique.
– A mettre à la pile de toutes les autres, capitaine ! Seulement, ici, le Joseph était militaire… un Joseph qui n’aura pas fui…
– Qui a parfaitement fui, au contraire, – repartit-il, du plus grand sang-froid, – quoique trop tard et avec une peur ! ! ! Avec une peur à me faire comprendre la phrase du maréchal Ney que j’ai entendue de mes deux oreilles et qui, venant d’un pareil homme, m’a, je l’avoue, un peu soulagé : « Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f… (il lâcha le mot tout au long) qui dit n’avoir jamais eu peur !… »
– Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-là doit être fameusement intéressante, capitaine !
– Pardieu ! – fit-il brusquement, – je puis bien, si vous en êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été un événement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l’acier, et qui a marqué à jamais d’une tache noire tous mes plaisirs de mauvais sujet… Ah ! ce n’est pas toujours profit que d’être un mauvais sujet ! – ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa dans ce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un brick grec.
Et il releva la glace qu’il avait baissée, soit qu’il craignît que les sons de sa voix ne s’en allassent par là, et qu’on n’entendît, du dehors, ce qu’il allait raconter, quoiqu’il n’y eût personne autour de cette voiture, immobile et comme abandonnée ; soit que ce régulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui râclait avec tant d’appesantissement le pavé de la grande cour de l’hôtel, lui semblât un accompagnement importun de son histoire ; – et je l’écoutai, – attentif à sa voix seule, – aux moindres nuances de sa voix, – puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment fermé, – et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler :
« J’avais donc dix-sept ans ; et je sortais de l’Ecole militaire, – reprit-il. – Nommé sous-lieutenant dans un simple régiment d’infanterie de ligne, qui attendait, avec l’impatience qu’on avait dans ce temps-là, l’ordre de partir pour l’Allemagne, où l’Empereur faisait cette campagne que l’histoire a nommée la campagne de 1813, je n’avais pris que le temps d’embrasser mon vieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la ville où nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie ; car cette mince ville, de quelques milliers d’habitants tout au plus, n’avait en garnison que nos deux premiers bataillons… Les deux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement n’avez fait que passer dans cette ville-ci, quand vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de ce qu’elle est – ou du moins de ce qu’elle était il y a trente ans – pour qui est obligé comme je l’étais alors, d’y demeurer. C’était certainement la pire garnison où le hasard – que je crois le diable toujours, à ce moment-là ministre de la guerre – pût m’envoyer pour mon début. Tonnerre de Dieu ! quelle platitude ! Je ne me souviens pas d’avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et de plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l’âge que j’avais, et avec la première ivresse de l’uniforme, – une sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l’ont porté, – je ne souffrais guère de ce qui, plus tard, m’aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville de province ?… Je l’habitais, après tout, beaucoup moins que mon uniforme, – un chef-d’œuvre de Thomassin et Pied, qui me ravissait ! Cet uniforme, dont j’étais fou, me voilait et m’embellissait toutes choses ; et c’était – cela va vous sembler fort, mais c’est la vérité ! – cet uniforme qui était, à la lettre, ma véritable garnison ! Quand je m’ennuyais par trop dans cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, je me mettais en grande tenue, – toutes aiguillettes dehors, – et l’ennui fuyait devant mon hausse-col ! J’étais comme ces femmes qui n’en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu’elles n’attendent personne. Je m’habillais… pour moi. Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désert où, vers quatre heures, j’avais l’habitude de me promener, sans chercher personne pour être heureux, et j’avais là des gonflements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand, lorsque j’entendais dire derrière moi, en donnant le bras à quelque femme : “Il faut convenir que voilà une fière tournure d’officier !” Il n’existait, d’ailleurs, dans cette petite ville très peu riche, et qui n’avait de commerce et d’activité d’aucune sorte, que d’anciennes familles à peu près ruinées, qui boudaient l’Empereur, parce qu’il n’avait pas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et qui pour cette raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, ni réunions, ni bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber leurs filles jusqu’à deux heures, – l’heure des Vêpres, qui, dès qu’elle sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce malheureux Cours. Cette messe de midi