d’où rayonnaient et s’étendaient le long de mes veines d’immenses lames de feu ! Cette main, un peu épaisse, mais aux doigts longs et bien tournés, au bout desquels la lumière de la lampe, qui tombait d’aplomb sur elle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et faisait son petit travail d’arrangement de la lampe, pour la faire aller, avec une fermeté, une aisance et une gracieuse langueur de mouvement incomparables ! Cependant nous ne pouvions pas rester ainsi… Nous avions besoin de nos mains pour dîner… Celle de Mlle Alberte quitta donc la mienne ; mais au moment où elle la quitta, son pied, aussi expressif que sa main, s’appuya avec le même aplomb, la même passion, la même souveraineté, sur mon pied, et y resta tout le temps que dura ce dîner trop court, lequel me donna la sensation d’un de ces bains insupportablement brûlants d’abord, mais auxquels on s’accoutume, et dans lesquels on finit par se trouver si bien, qu’on croirait volontiers qu’un jour les damnés pourraient se trouver fraîchement et suavement dans les brasiers de leur enfer, comme les poissons dans leur eau !… Je vous laisse à penser si je dînai ce jour-là, et si je me mêlai beaucoup aux menus propos de mes honnêtes hôtes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidité, du drame mystérieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s’aperçurent de rien ; mais ils pouvaient s’apercevoir de quelque chose, et positivement je m’inquiétais pour eux… pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. J’avais l’honnêteté et la commisération de mes dix-sept ans… Je me disais :» Est-elle effrontée ? Est-elle folle ? » Et je la regardais du coin de l’œil, cette folle qui ne perdait pas une seule fois, durant le dîner, son air de Princesse en cérémonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied n’avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, – sur le mien ! J’avoue que j’étais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. J’avais beaucoup lu de ces livres légers où la femme n’est pas ménagée. J’avais reçu une éducation d’école militaire. Utopiquement du moins, j’étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons, et qui ont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et dans les escaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j’avais lu, que tout ce que j’avais entendu dire sur le naturel dans le mensonge attribué aux femmes, – sur la force de masque qu’elles peuvent mettre à leurs plus violentes ou leurs plus profondes émotions. Songez donc ! elle avait dix-huit ans ! Les avait-elle même ?… Elle sortait d’une pension que je n’avais aucune raison pour suspecter, avec la moralité et la piété de la mère qui l’avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout embarras, disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette domination aisée sur soi-même en faisant les choses les plus imprudentes, les plus dangereuses pour une jeune fille, chez laquelle pas un geste, pas un regard n’avait prévenu l’homme auquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me montait au cerveau et apparaissait nettement à mon esprit, malgré le bouleversement de mes sensations… Mais ni dans ce moment, ni plus tard, je ne m’arrêtai à philosopher là-dessus. Je ne me donnai pas d’horreur factice pour la conduite de cette fille d’une si effrayante précocité dans le mal. D’ailleurs, ce n’est pas à l’âge que j’avais, ni même beaucoup plus tard, qu’on croit dépravée la femme qui – au premier coup d’œil – se jette à vous ! On est presque disposé à trouver cela tout simple, au contraire, et si on dit : « La pauvre femme ! » c’est déjà beaucoup de modestie que cette pitié ! Enfin, si j’étais timide, je ne voulais pas être un niais ! La grande raison française pour faire sans remords tout ce qu’il y a de pis. Je savais, certes, à n’en pas douter, que ce que cette fille éprouvait pour moi n’était pas de l’amour. L’amour ne procède pas avec cette impudeur et cette impudence, et je savais parfaitement aussi que ce qu’elle me faisait éprouver n’en était pas non plus. Mais, amour ou non… ce que c’était, je le voulais !… Quand je me levai de table, j’étais résolu… La main de cette Alberte, à laquelle je ne pensais pas une minute avant qu’elle eût saisi la mienne, m’avait laissé, jusqu’au fond de mon être, le désir de m’enlacer tout entier à elle tout entière, comme sa main s’était enlacée à ma main !
« Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidi par la réflexion, je me demandai ce que j’allais faire pour nouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille si diaboliquement provocante. Je savais à peu près – comme un homme qui n’a pas cherché à le savoir mieux – qu’elle ne quittait jamais sa mère ; – qu’elle travaillait habituellement près d’elle, à la même chiffonnière, dans l’embrasure de cette salle à manger, qui leur servait de salon ; – qu’elle n’avait pas d’amie en ville qui vînt la voir, et qu’elle ne sortait guère que pour aller le dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents. Hein ? ce n’était pas encourageant, tout cela !… Je commençais à me repentir de n’avoir pas un peu plus vécu avec ces deux bonnes gens que j’avais traités sans hauteur, mais avec la politesse détachée et parfois distraite qu’on a pour ceux qui ne sont que d’un intérêt très secondaire dans la vie ; mais je me dis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sans m’exposer à leur révéler ou à leur faire soupçonner ce que je voulais leur cacher… Je n’avais, pour parler secrètement à Mlle Alberte, que les rencontres sur l’escalier quand je montais à ma chambre ou que j’en descendais ; mais, sur l’escalier, on pouvait nous voir et nous entendre… La seule ressource à ma portée, dans cette maison si bien réglée et si étroite, où tout le monde se touchait du coude, était d’écrire ; et puisque la main de cette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémonies pour prendre le billet que je lui donnerais, et je l’écrivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billet suppliant, impérieux et enivré, d’un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en demande une seconde… Seulement, pour le remettre, il fallait attendre le dîner du lendemain, et cela me parut long ; mais enfin il arriva, ce dîner ! L’attisante main, dont je sentais le contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme je l’avais prévu. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’avec cet air d’Infante qui défiait tout par sa hauteur d’indifférence, elle le plongea dans le cœur de son corsage, où elle releva une dentelle repliée, d’un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et une telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur ce qu’elle faisait, servait le potage, ne s’aperçut de rien, et que son imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensant à son violon, quand il n’en jouait pas, n’y vit que du feu. »
– Nous n’y voyons jamais que cela, capitaine ! – interrompis-je gaîment, car son histoire me faisait l’effet de tourner un peu vite à une leste aventure de garnison ; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre ! – Tenez ! pas plus tard que quelques jours, il y avait à l’Opéra, dans une loge à côté de la mienne, une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple ; mais je vous donne ma parole d’honneur que j’ai vu rarement de femme plus majestueuse de décence. Pendant qu’a duré toute la pièce, elle est restée assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s’est retournée ni à droite, ni à gauche, une seule fois ; mais sans doute elle y voyait par les épaules, qu’elle avait très nues et très belles, car il y avait aussi, et dans ma loge à moi, par conséquent derrière nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi indifférent qu’elle à tout ce qui n’était pas l’opéra qu’on jouait en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n’a pas fait une seule des simagrées ordinaires que les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu’on peut appeler des déclarations à distance. Seulement quand la pièce a été finie et que, dans l’espèce de tumulte général des loges qui se vident, la dame s’est levée, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l’ai entendue dire à son mari, de la voix la plus conjugalement impérieuse et la plus claire : « Henri !, ramassez mon capuchon ! » et alors, par-dessus le dos de Henri, qui s’est