Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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– Ce n’est pas bien, grondait-il, non, ce n’est pas délicat. Tu me parles de gratification, je prends la chose au sérieux, je t’écoute, je t’obéis en tout … et voilà que tu te moques de moi. Nous trouvons quelque chose, et au lieu d’aller de l’avant, tu t’arrêtes à conter des blagues….
– Non, répondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne vous ai rien dit encore dont je ne sois matériellement sûr, rien qui ne soit la stricte et indiscutable vérité.
– Et tu voudrais que je croie….
– Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions. Quand je vous aurai dit mes moyens d’investigation, vous rirez de la simplicité de ce qui, en ce moment, vous semble incompréhensible.
– Va donc, fit le bonhomme d’un ton résigné.
– Nous en étions, mon ancien, au moment où le complice montait ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son impatience, il faisait, les cent pas le long de cette pièce de bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour prêter l’oreille. N’entendant rien, il frappait du pied, en se disant sans doute : « Que diable devient donc l’autre, là-bas !… » Il avait fait une trentaine de tours, je les ai comptés, quand un bruit sourd rompit le silence … les deux femmes arrivaient.
Au récit de Lecoq, tous les sentiments divers dont se compose le plaisir de l’enfant écoutant un conte de fées, le doute, la foi, l’anxiété, l’espérance, se heurtaient et se brouillaient dans la cervelle du père Absinthe.
Que croire, que rejeter ? Il ne savait. Comment discerner le faux du vrai, parmi toutes ces assertions également péremptoires ?
D’un autre côté, la gravité du jeune policier, qui certes n’était pas feinte, écartait toute idée de plaisanterie.
Puis la curiosité l’aiguillonnait.
– Nous voici donc aux femmes, dit-il.
– Mon Dieu, oui, répondit Lecoq ; seulement, ici la certitude cesse ; plus de preuves, mais seulement des présomptions. J’ai tout lieu de croire que nos fugitives ont quitté la salle du cabaret dès le commencement de la bagarre, avant les cris qui nous ont fait accourir. Qui sont-elles ? Je ne puis que le conjecturer. Je soupçonne cependant qu’elles ne sont pas de conditions égales. J’inclinerais volontiers à penser que l’une est la maîtresse et l’autre la servante.
– Il est de fait, hasarda le vieil agent, que la différence de leurs pieds et de leurs chaussures est considérable.
Cette observation ingénieuse eut le don d’arracher un sourire aux préoccupations du jeune policier.
– Cette différence, dit-il sérieusement, est quelque chose, mais ce n’est pas elle qui a fixé mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extrémités réglait les conditions sociales, beaucoup de maîtresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici : Quand ces deux malheureuses sortent épouvantées de chez la Chupin, la femme au petit pied s’élance d’un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraîne l’autre, elle la distance. L’horreur de la situation, l’infamie du lieu, l’effroi du scandale, l’idée d’une situation à sauver, lui communiquent une merveilleuse énergie.
Mais son effort, ainsi qu’il arrive toujours aux femmes délicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n’est pas à la moitié du chemin qu’il y a d’ici à la Poivrière, que son élan se ralentit, ses jambes fléchissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trébuche. Quelques pas encore, elle s’affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un léger cercle.
Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l’aide, – et leurs empreintes se confondent – puis la voyant décidément près de défaillir, elle la soulève entre ses robustes bras et la porte – et l’empreinte de la femme au petit pied cesse….
Lecoq inventait-il à plaisir, cette scène n’était-elle qu’un jeu de son imagination ?
Feignait-il cet accent absolu que donne la conviction profonde et sincère, et qui fait, pour ainsi dire, revivre la réalité ?
Le père Absinthe conservait l’ombre d’un doute, mais il entrevoyait un moyen infaillible d’en finir avec ses soupçons.
Il s’empara lestement de la lanterne et courut étudier ces empreintes qu’il avait regardées, qu’il n’avait pas su voir, qui avaient été muettes pour lui, et qui avaient livré leur secret à un autre.
Il dut se rendre. Tout ce que Lecoq avait annoncé, il le retrouva, il reconnut les pas confondus, le cercle des jupons, la lacune des élégantes empreintes.
À son retour, sa contenance seule trahissait une admiration respectueusement ébahie, et c’est avec une nuance très saisissable de confusion qu’il dit :
– Il ne faut pas en vouloir à un vieux de la vieille, qui est un peu comme saint Thomas… J’ai touché du doigt, et je voudrais bien savoir la suite.
Certes, il s’en fallait que le jeune policier lui en voulût de son incrédulité.
– Ensuite, reprit-il, le complice qui avait entendu venir les fugitives court au-devant d’elles, et il aide la femme au large pied à porter sa compagne. Cette dernière se trouvait décidément mal. Aussitôt le complice retire sa casquette, et s’en sert pour épousseter la neige qui se trouvait sur le madrier. Puis, ne jugeant pas la place assez sèche, il l’essuie du pan de sa redingote.
Ces soins sont-ils pure galanterie ou prévenance habituelle d’un subalterne ? Je me le suis demandé.
Ce qui est positif, c’est que pendant que la femme au petit pied reprenait ses sens, à demi étendue sur ce madrier, l’autre entraînait le complice à cinq ou six pas, à gauche, jusqu’à cet énorme bloc.
Là, elle lui parle, et tout en l’écoutant, l’homme, machinalement, pose sur le bloc couvert de neige, sa main qui y laisse une empreinte d’une merveilleuse netteté … puis l’entretien continuant, c’est son coude qu’il appuie sur la neige….
Comme tous les gens d’une intelligence bornée, le père Absinthe devait passer rapidement d’une défiance idiote à une confiance absurde.
Il pouvait tout croire désormais, par la même raison que d’abord il n’avait rien cru.
Sans notions sur les bornes des déductions et de la pénétration humaines, il n’apercevait pas de limites au génie conjectural de son compagnon.
C’est donc de la meilleure foi du monde qu’il lui demanda :
– Et que disaient le complice et la femme aux souliers plats ?
Si Lecoq sourit de cette naïveté, l’autre ne s’en douta pas.
– Il m’est assez difficile de répondre, fit-il ; je crois pourtant que la femme expliquait à l’homme l’immensité et l’imminence du danger de sa compagne, et qu’ils cherchaient à eux deux le moyen de le conjurer. Peut-être rapportait-elle des ordres donnés par le meurtrier. Le positif, c’est qu’elle finit en priant le complice de courir jusqu’à