Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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Intérieurement, il était dévoré d’impatience. Si le meurtrier se prêtait de bonne grâce aux précautions à prendre pour qu’il ne pût s’évader, il avait fallu se mettre à quatre pour lier les poignets de la veuve Chupin, qui se débattait en hurlant comme si on l’eût brûlée vive.
– Ils n’en termineront pas ! se disait Lecoq.
Ils finirent cependant. Gévrol donna l’ordre du départ, et sortit le dernier après avoir adressé à son subordonné un adieu railleur.
Lui ne répondit pas. Il s’avança jusque sur le seuil de la porte pour s’assurer que la ronde s’éloignait réellement.
Il frissonnait à cette idée que Gévrol pouvait réfléchir, se raviser et revenir prendre l’affaire, comme c’était son droit.
Ses anxiétés étaient vaines. Peu à peu le pas des hommes s’éteignit, les cris de la veuve Chupin se perdirent dans la nuit. On n’entendit plus rien.
Alors Lecoq rentra. Il n’avait plus à cacher sa joie, son œil étincelait. Comme un conquérant qui prend possession d’un empire, il frappa du pied le sol en s’écriant :
– Maintenant, à nous deux !…
Chapitre 3
Autorisé par Gévrol à choisir l’agent qui resterait avec lui à la Poivrière, Lecoq s’était adressé à celui qu’il estimait le moins intelligent.
Ce n’était pas, de sa part, crainte d’avoir à partager les bénéfices d’un succès, mais nécessité de garder sous la main un aide dont il pût, à la rigueur, se faire obéir.
C’était un bonhomme de cinquante ans, qui, après un congé dans la cavalerie, était entré à la Préfecture.
Du modeste poste qu’il occupait, il avait vu se succéder bien des préfets, et on eût peuplé un bagne, rien qu’avec les malfaiteurs qu’il avait arrêtés de sa main.
Il n’en était ni plus fort ni plus zélé. Quand on lui donnait un ordre, il l’exécutait militairement, tel qu’il l’avait compris.
S’il l’avait mal compris, tant pis !
Il faisait son métier à l’aveugle, comme un vieux cheval tourne un manège.
Quand il avait un instant de liberté, et de l’argent, il buvait.
Il traversait la vie entre deux vins, sans toutefois dépasser jamais un certain état de demi lucidité.
On avait su autrefois, puis oublié son nom. On l’appelait le père Absinthe.
Comme de raison, il ne remarqua ni l’enthousiasme, ni l’accent de triomphe de son jeune compagnon.
– Ma foi ! lui dit-il, dès qu’ils furent seuls, tu as eu en me retenant ici une fière idée, et je t’en remercie. Pendant que les camarades vont passer la nuit à patauger dans la neige, je vais faire un bon somme.
Il était là, dans un bouge qui suait le sang, où palpitait le crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes assassinés, et il parlait de dormir.
Au fait que lui importait !… Il avait tant vu en sa vie de scènes pareilles ! L’habitude n’amène-t-elle pas fatalement l’indifférence professionnelle, prodigieux phénomène qui donne au soldat le sang-froid au milieu de la mêlée, au chirurgien l’impassibilité quand le patient hurle et se tord sous son bistouri.
– Je suis allé là-haut jeter un coup d’œil, poursuivit le bonhomme, j’ai vu un lit, chacun de nous montera la garde à son tour….
D’un geste impérieux, Lecoq l’interrompit.
– Rayez cela de vos papiers, père Absinthe, déclara-t-il, nous ne sommes pas ici pour flâner, mais bien pour commencer l’information, pour nous livrer aux plus minutieuses recherches et tâcher de recueillir des indices… Dans quelques heures arriveront le commissaire de police, le médecin, le juge d’instruction… je veux avoir un rapport à leur présenter.
Cette proposition parut révolter le vieil agent.
– Eh ! à quoi bon !… s’écria-t-il. Je connais le Général. Quand il va chercher le commissaire, comme ce soir, c’est qu’il est sûr qu’il n’y a rien à faire. Penses-tu voir quelque chose où il n’a rien vu ?…
– Je pense que Gévrol peut se tromper comme tout le monde. Je crois qu’il s’est fié trop légèrement à ce qui lui a semblé l’évidence ; je jurerais que cette affaire n’est pas ce qu’elle paraît être ; je suis sûr que, si vous le voulez, nous découvrirons ce que cachent les apparences.
Si grande que fut la véhémence du jeune policier, elle toucha si peu le vieux, qu’il bâilla à se décrocher la mâchoire en disant :
– Tu as peut-être raison, mais moi je monte me jeter sur le lit. Que cela ne t’empêche pas de chercher ; si tu trouves, tu m’éveilleras.
Lecoq ne donna aucun signe d’impatience et même, en réalité, il ne s’impatientait pas. C’était une épreuve qu’il tentait.
– Vous m’accorderez bien un moment, reprit-il. En cinq minutes, montre en main, je me charge de vous faire toucher du doigt le mystère que je soupçonne.
– Va pour cinq minutes.
– Du reste, vous êtes libre, papa. Seulement, il est clair que, si j’agis seul, j’empocherai seul la gratification que vaudrait infailliblement une découverte.
À ce mot gratification, le vieux policier dressa l’oreille. Il eut l’éblouissante vision d’un nombre infini de bouteilles de la liqueur verte dont il portait le nom.
– Persuade-moi donc, dit-il, en s’asseyant sur un tabouret qu’il avait relevé.
Lecoq resta debout devant lui, bien en face.
– Pour commencer, interrogea-t-il, qu’est-ce, à votre avis, que cet individu que nous avons arrêté ?
– Un déchargeur de bateaux, probablement, ou un ravageur.
– C’est-à-dire un homme appartenant aux plus humbles conditions de la société, n’ayant en conséquence reçu aucune éducation.
– Justement.
C’est les yeux sur les yeux de son compagnon, que Lecoq parlait. Il se défiait de soi comme tous les gens d’un mérite réel, et il s’était dit que s’il réussissait à faire pénétrer ses convictions dans l’esprit obtus de ce vieil entêté, il serait assuré de leur justesse.
– Eh bien !… continua-t-il, que me répondrez-vous si je vous prouve que cet individu a reçu une éducation distinguée, raffinée même ?…
– Je répondrai que c’est bien extraordinaire, je répondrai … mais bête que je suis, tu ne me prouveras jamais cela.
– Si, et très facilement. Vous souvenez-vous des paroles qu’il a prononcées en tombant, quand je l’ai poussé ?