Michel Strogoff. Jules Verne

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Michel Strogoff - Jules  Verne

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nous serons sur le théâtre de la guerre ; mais jusque-là, que diable ! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l’occasion d’être rivaux !

      – Ennemis.

      – Ennemis, soit ! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m’est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s’en tenir !

      – Où est le mal ?

      – Il n’y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.

      – Vous allez à Perm… comme moi ?

      – Comme vous.

      – Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c’est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals ?

      – Probablement.

      – Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c’est-à-dire en pleine invasion.

      – Nous y serons !

      – Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire : « Chacun pour soi, et Dieu pour… »

      – Dieu pour moi !

      – Dieu pour vous, tout seul ! Très bien ! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu’au moment où nous redeviendrons rivaux.

      – Ennemis.

      – Oui ! c’est juste, ennemis ! Mais, jusque-là agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas ! Je vous promets, d’ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir…

      – Et moi, tout ce que je pourrai entendre.

      – Est-ce dit ?

      – C’est dit.

      – Votre main ?

      – La voilà.

      Et la main du premier interlocuteur, c’est-à-dire cinq doigts largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui tendit flegmatiquement le second.

      – À propos, dit le premier, j’ai pu, ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l’arrêté dès dix heures dix-sept minutes.

      – Et moi je l’ai adressé au Daily Telegraph dès dix heures treize.

      – Bravo, monsieur Blount.

      – Trop bon, monsieur Jolivet.

      – À charge de revanche !

      – Ce sera difficile !

      – On essaiera pourtant !

      Ce disant, le correspondant français salua familièrement le correspondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salut avec une raideur toute britannique.

      Ces deux chasseurs de nouvelles, l’arrêté du gouverneur ne les concernait pas, puisqu’ils n’étaient ni Russes, ni étrangers d’origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s’ils avaient quitté ensemble Nijni-Novgorod, c’est que le même instinct les poussait en avant. Il était donc naturel qu’ils eussent pris le même moyen de transport et qu’ils suivissent la même route jusqu’aux steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit jours avant « que la chasse fût ouverte ». Et alors au plus adroit ! Alcide Jolivet avait fait les premières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount les avait acceptées.

      Quoi qu’il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujours ouvert et même un peu loquace, l’Anglais, toujours fermé, toujours gourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquot authentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec la sève fraîche des bouleaux du voisinage.

      En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel Strogoff s’était dit :

      « Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route. Il me paraît prudent de les tenir à distance. »

      La jeune Livonienne ne vint pas dîner. Elle dormait dans sa cabine, et Michel Strogoff ne voulut pas la faire réveiller. Le soir arriva donc sans qu’elle eût reparu sur le pont du Caucase.

      Le long crépuscule imprégnait alors l’atmosphère d’une fraîcheur que les passagers recherchèrent avidement après l’accablante chaleur du jour. Quand l’heure fut avancée, la plupart ne songèrent même pas à regagner les salons ou les cabines. Étendus sur les bancs, ils respiraient avec délices un peu de cette brise que développait la vitesse du steam-boat. Le ciel, à cette époque de l’année et sous cette latitude, devait à peine s’obscurcir entre le soir et le matin, et il laissait au timonier toute aisance pour se diriger au milieu des nombreuses embarcations qui descendaient ou remontaient le Volga.

      Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la lune étant nouvelle, il fit à peu près nuit. Presque tous les passagers du pont dormaient alors, et le silence n’était plus troublé que par le bruit des palettes, frappant l’eau à intervalles réguliers.

      Une sorte d’inquiétude tenait éveillé Michel Strogoff. Il allait et venait, mais toujours à l’arrière du steam-boat. Une fois, cependant, il lui arriva de dépasser la chambre des machines. Il se trouva alors sur la partie réservée aux voyageurs de seconde et de troisième classe.

      Là, on dormait, non seulement sur les bancs, mais aussi sur les ballots, les colis et même sur les planches du pont. Seuls, les matelots de quart se tenaient debout sur le gaillard d’avant. Deux lueurs, l’une verte, l’autre rouge, projetées par les fanaux de tribord et de bâbord, envoyaient quelques rayons obliques sur les flancs du steam-boat.

      Il fallait une certaine attention pour ne pas piétiner les dormeurs, capricieusement étendus çà et là. C’étaient pour la plupart des moujiks, habitués de coucher à la dure et auxquels les planches d’un pont devaient suffire. Néanmoins, ils auraient fort mal accueilli, sans doute, le maladroit qui les eût éveillés à coups de botte.

      Michel Strogoff faisait donc attention à ne heurter personne. En allant ainsi vers l’extrémité du bateau, il n’avait d’autre idée que de combattre le sommeil par une promenade un peu plus longue.

      Or, il était arrivé à la partie antérieure du pont, et il montait déjà l’échelle du gaillard d’avant, lorsqu’il entendit parler près de lui. Il s’arrêta. Les voix semblaient venir d’un groupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures, qu’il était impossible de reconnaître dans l’ombre. Mais il arrivait parfois, lorsque la cheminée du steam-boat, au milieu des volutes de fumée, s’empanachait de flammes rougeâtres, que des étincelles semblaient courir à travers le groupe, comme si des milliers de paillettes se fussent subitement allumées sous un rayon lumineux.

      Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu’il entendit plus distinctement certaines paroles, prononcées en cette langue bizarre qui avait déjà frappé son oreille pendant la nuit, sur le champ de foire.

      Instinctivement, il eut la pensée d’écouter.

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