Albertine disparue. Marcel Proust

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Albertine disparue - Marcel  Proust

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seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentais l’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf que l’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte que si le bonheur, ou du moins l’absence de souffrances, peut être trouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. On cherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme, dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : ce livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chère qu’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtât ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine m’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse ce qu’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n’aurait pas voulu redevenir stagnant.

      Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire – l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage de Saint-Loup – masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente du télégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quel qu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu’il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce que j’avais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ce que j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis me dis que si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisque l’homme peut agir sur le monde extérieur, comment, en faisant jouer la ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l’absence d’Albertine ? On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle nous était insupportable nous devient indifférente. Nous n’avons pas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis à l’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C’était :

      Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,

      D’un vol désespéré revient battre au vitrage

      et la mort de Manon :

      Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme,

      Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.

      Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j’étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n’eût pas été moi qu’elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et si elle en avait eu seulement l’idée, mon souvenir l’eût empêchée de s’attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu’elle aimait. Pour moi je n’eus pas le courage de m’abandonner à la douceur, de penser qu’Albertine m’appelait « seul amour de mon âme » et avait reconnu qu’elle s’était méprise sur ce qu’elle « avait cru l’esclavage ». Je savais qu’on ne peut lire un roman sans donner à l’héroïne les traits de celle qu’on aime. Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n’a pas fait un pas de plus et, quand nous avons fermé le livre, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman ne nous aime pas davantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup de revenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l’apparence de mettre une insistance aggravante dans une démarche que j’aurais tant voulu cacher. Mais avant même qu’il fût revenu selon mes instructions, c’est d’Albertine elle-même que je reçus cette lettre :

      « Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi pourquoi ne pas m’avoir écrit directement ? J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » « J’aurais été trop heureuse de revenir ! » Si elle disait cela, c’est donc qu’elle regrettait d’être partie, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pour revenir. Donc je n’avais qu’à faire ce qu’elle me disait, à lui écrire que j’avais besoin d’elle, et elle reviendrait. J’allais donc la revoir, elle, l’Albertine de Balbec (car, depuis son départ, elle l’était redevenue pour moi ; comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sa commode, une fois qu’on s’en est séparé pour le donner, ou l’ayant perdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer). Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un être d’imagination, c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux ! » Mais du moment que j’avais l’assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l’air de le hâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disant qu’il avait agi de lui-même, parce qu’il avait toujours été partisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j’étais tout de même déçu du peu qu’il y a d’une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits : c’est toujours en présence d’une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne, la pensée ne nous apparaît qu’après s’être diffusée dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa.

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