Consuelo. George Sand
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Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que sa présence intimidait la voyageuse plus qu’elle ne l’avait désiré, Amélie partit d’un grand éclat de rire.
Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»
À peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros serviteurs parurent pâles et fines à côté d’elle, traversa la salle dans un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau rire d’Amélie.
Celui-ci, dit-elle, c’est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d’achever sa sieste au salon. À neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien entendre, monte l’escalier, toujours endormi; se couche sans avoir conscience de rien, et s’éveille avec le jour, aussi dispos, aussi alerte, et aussi actif qu’un jeune homme, pour aller préparer ses chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»
À peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures slaves, et l’embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant qu’ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le seuil: c’était un jeune homme d’une haute taille et d’une superbe figure, mais d’une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d’or. Ses longs cheveux, noirs comme l’ébène, tombaient en désordre sur ses joues pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement. Il fit aux serviteurs qui s’étaient avancés à sa rencontre un geste impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance, comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte Christian, qui venait derrière lui:
Je vous assure, mon père, dit-il d’une voix harmonieuse et avec l’accent le plus noble, que je n’ai jamais été aussi calme. Quelque chose de grand s’est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est descendue sur notre maison.
– Que Dieu t’entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la main, comme pour le bénir.
Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père; puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s’avança jusqu’au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo pendant quelques secondes. Frappée d’un respect involontaire, Consuelo le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et continua à la regarder.
Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c’est celle que…»
Mais il l’interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas, ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner le moindre témoignage de surprise ou d’intérêt, et sortit lentement par la grande porte.
Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez…
– Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais vous parlez allemand à la signora qui ne l’entend point.
– Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j’ai parlé beaucoup de langues dans mon enfance, car j’ai beaucoup voyagé; je me souviens assez de l’allemand pour le comprendre parfaitement. Je n’ose pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner quelques leçons, j’espère m’y remettre dans peu de jours.
– Vraiment, c’est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais parler sa langue. Puisqu’elle m’entend, je lui dirai que mon neveu vient de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu’elle voudra bien pardonner lorsqu’elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement indisposé… et qu’après son évanouissement il était encore si faible, que sans doute il ne l’a point vue… N’est-il pas vrai, mon frère? ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu’elle venait de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.
– Ma chère sœur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d’excuser mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s’étonner de certaines choses que nous lui apprendrons demain à cœur ouvert, avec la confiance que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j’espère dire bientôt l’amie de notre famille.»
C’était l’heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines, eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans tenir compte de leur présence. D’ailleurs il tardait à Consuelo de se retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable qu’elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.
J’aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de l’appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant tout de vous reposer.
– Qu’à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J’ai les membres brisés, il est vrai; mais j’ai la tête si échauffée, que je suis bien certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de leçon; car je vois que l’italien n’est pas familier au seigneur comte, et encore moins à madame la chanoinesse.
– Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j’irai passer une robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après m’asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu’à ce que le sommeil nous vienne. Est-ce convenu?
– De tout mon cœur», répondit la nouvelle gouvernante.
XXV. Sachez