Salammbô. Gustave Flaubert
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Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu’il rapportait exactement le discours du Suffète. Quelques-uns lui crièrent : – «Tu mens !» Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta :
– «N’avez-vous pas vu qu’il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pour vous égorger tous.»
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et, comme la foule alors s’écartait, il apparut au milieu d’elle, s’avançant avec la lenteur d’un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu et caché jusqu’aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et d’épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient d’un frémissement continu, et il marchait en s’appuyant sur un bâton d’olivier.
Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui.
Mais, poussant un cri d’effroi, il se jeta derrière eux et il s’abritait de leurs corps ; il bégayait :
– «Les voilà ! les voilà !» en montrant les gardes du Suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait :
– «Ils les ont tués ! .»
A ces mots qu’il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il répétait :
– «Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vôtres !»
On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répandit en paroles.
Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n’y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.
C’était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d’argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s’engager dans la rue de Satheb, jusqu’à la porte de chêne doublée de plaques d’airain ; alors le peuple, d’un seul mouvement, s’était poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l’avait pas entendu.
Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d’infâmes mutilations ; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.
C’étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d’agonisants ; Zarxas jusqu’au lendemain s’était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l’armée d’après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances à l’horizon et il les avait suivies, car sa raison était troublée à force de terreurs et de misères.
L’indignation des soldats, contenue tant qu’il parlait, éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec le Suffète. Quelques-uns s’interposèrent, disant qu’il fallait l’entendre et savoir au moins s’ils seraient payés. Alors tous crièrent : «Notre argent !» Hannon leur répondit qu’il l’avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les bagages du Suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les esclaves, bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils y trouvèrent des robes d’hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et des poinçons en antimoine, pour se peindre les yeux ; – le tout appartenant aux Gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze : c’était au Suffète pour se donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu’à emporter, dans des cages, des belettes d’Hécatompyle que l’on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d’oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en était considérable ; à mesure que l’on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait, et des rires s’élevaient comme des flots qui s’entrechoquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie ; on voyait même, dans l’une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n’avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela, en attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé : les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand’peine il put monter sur un âne ; il s’enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l’armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu’à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient : – «Va-t’en, lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite !» L’escorte en déroute galopait à ses côtés.
Mais la fureur des Barbares ne s’apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d’entre eux, partis pour Carthage, n’en étaient pas revenus ; on les avait tués sans doute. Tant d’injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n’avaient pas d’armes s’élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons.
Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s’agitaient dans les rues. «Ils vont à Carthage» , disait-on, et cette rumeur bientôt s’étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en courant.
Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique et avec son esclave qui menait un troisième cheval.
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