Salammbô. Gustave Flaubert
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A l’heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d’une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l’engin de fer s’accrocha ; et ils se mirent, l’un derrière l’autre, à grimper le long du mur.
Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon, chaque fois qu’ils le jetaient, retombait ; il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche ; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre.
Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.
– «C’est là» dit-il, «commençons !» Et pesant sur l’épieu qu’avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une des dalles.
Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d’or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d’autruche et qui galopait avec une lance à chaque main.
– «Narr’Havas !» s’écria Mâtho.
– «Qu’importe !» reprit Spendius ; et il sauta dans le trou qu’ils venaient de faire en découvrant la dalle.
Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes .– «Nous reviendrons» , dit Spendius ! «Mets-toi devant.» Alors ils s’aventurèrent dans le conduit des eaux.
Ils en avaient jusqu’au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L’eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure : ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu’un sépulcre leur écrasait la poitrine, et la tête sous les bras, les genoux l’un contre l’autre, allongés tant qu’ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l’obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.
Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer l’air, délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s’ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l’eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière, et les ténèbres à l’entour, s’épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment. Le moindre bruit faisait un grand écho.
Spendius et Mâtho se remirent à nager, et, passant par l’ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s’étendaient parallèlement de chaque côté. Ils se perdirent, ils tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose résista sous leurs talons. C’était le pavé de la galerie qui longeait les citernes.
Alors, s’avançant avec de grandes précautions, ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter, puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l’eau. Leurs yeux se fermèrent : ils agonisaient.
Spendius se frappa la main contre les barreaux d’une grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d’un escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d’un poignard, ils écartèrent la barre que l’on ouvrait en dehors ; tout à coup le grand air pur les enveloppa.
La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une hauteur démesurée. Des bouquets d’arbres débordaient, sur les longues lignes des murs. La ville entière dormait. Les feux des avant-postes brillaient comme des étoiles perdues.
Spendius qui avait passé trois ans dans l’ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura que, pour se rendre au palais d’Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en traversant les Mappales.
– «Non» , dit Spendius, «conduis-moi au temple de Tanit.»
Mâtho voulut parler.
– «Rappelle-toi !» fit l’ancien esclave ; et, levant son bras, il lui montra la planète de Chabar qui resplendissait.
Alors Mâtho se tourna silencieusement vers l’Acropole.
Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient les sentiers. L’eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des torches, à chaque pas fouillait les buissons ; – et il marchait derrière Mâtho, les mains posées sur les deux poignards qu’il portait aux bras, tenus au-dessous de l’aisselle par un cercle de cuir.
Chapitre 5. Tanit
Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtés par l’enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans la grosse muraille, et passèrent.
Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large. C’était une place découverte.
– «Ecoute» , dit Spendius, «et d’abord ne crains rien, j’exécuterai ma promesse …»
Il s’interrompit ; il avait l’air de réfléchir, comme pour chercher ses paroles. – «Te rappelles-tu cette fois, au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t’ai montré Carthage ? Nous étions forts ce jour-là, mais tu n’as voulu rien entendre !» Puis d’une voix grave : – «Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre la Déesse.»
– «Je le sais» , dit Mâtho.
Spendius reprit :
– «Il est divin lui-même, car il fait partie d’elle. Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres. C’est parce que Carthage le possède, que Carthage est puissante.» Alors se penchant à son oreille : «Je t’ai emmené avec moi pour le ravir !»
Mâtho recula d’horreur.
– «Va-t’en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas t’aider dans cet exécrable forfait.»
– «Mais Tanit est ton ennemie» , répliqua Spendius : elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu t’en vengeras. Elle t’obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible.
Mâtho baissait la tête. Il continua :
– «Nous succomberions ; l’armée d’elle-même s’anéantirait. Nous n’avons ni fuite à espérer, ni secours, ni pardon ! Quel châtiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes-tu mieux périr le soir d’une défaite, misérablement, à l’abri d’un buisson, ou parmi l’outrage de la populace, dans la flamme des bûchers ? Maître, un jour tu entreras à Carthage, entre les collèges des pontifes, qui baiseront tes sandales : et si le voile de Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le prendre.»
Une envie terrible dévorait Mâtho. Il aurait voulu, en s’abstenant du sacrilège, posséder le voile.