Borgia. Michel Zevaco
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– Venez monsieur, dit César, c’est moi qui suis coupable de n’avoir pas prévenu ces imbéciles…
Ragastens suivit le frère et la sœur, tandis que les valets, courbés jusqu’au sol, demeuraient stupéfaits de l’accueil fait à cet intrus si mal vêtu.
Près des Nubiens, postés à la porte de bronze, Lucrèce s’arrêta un instant. Les deux muets n’avaient pas bronché. Ils avaient une porte à garder : ils la gardaient.
– Et vous, demanda-t-elle, qu’eussiez-vous fait si on eût es-sayé de franchir cette porte ?
Les noirs sourirent largement en montrant une double ran-gée de dents éblouissantes. Ils touchèrent du bout du doigt le fil de leurs yatagans, puis ils montrèrent le cou du chevalier.
– C’est clair ! fit celui-ci en riant : ils m’eussent tranché le col. Mais, pour avoir le bonheur de vous contempler, madame, je jure que j’eusse affronté ce péril…
Lucrèce sourit de nouveau. Puis, ayant tapoté la joue des deux Nubiens, ce qui parut les plonger dans une extase de ravis-sement, elle passa, suivie de César et du chevalier.
Elle les conduisit dans une sorte de boudoir dont Ragastens admira le luxe raffiné. Mais le chevalier se garda bien de laisser paraître les sentiments qui l’agitaient.
– Ma sœur, dit alors César, monsieur est le chevalier de Ra-gastens, un Français, un enfant de ce pays que j’aime tant… Son titre de Français serait donc une suffisante recommandation à vos bontés, ma chère sœur… mais ce n’est pas tout : lors de mon voyage à Chinon, M. le Chevalier que voici me sauva la vie…
– Oh ! monseigneur, vous êtes trop bon de parler de cette misère, fit le chevalier ; je ne vous ai rappelé cette aventure que pour me faire reconnaître…
– J’aime les Français, dit à son tour Lucrèce, et j’aimerai M. le chevalier particulièrement, pour l’amour de vous, mon frère… Nous vous pousserons, chevalier…
– Ah ! madame, je suis confus de la faveur que vous me faites l’honneur de me témoigner si promptement.
– Vous la méritez, fit Lucrèce avec enjouement. Mais j’y pense, ajouta-t-elle tout à coup… Vous devez avoir besoin d’un ra-fraîchissement, après cette grande bataille… Venez, venez, cheva-lier !
Elle le saisit par la main et l’entraîna. Le chevalier fut agité d’un frisson. Cette main tiède, langoureuse, parfumée avait serré la sienne.
L’aventurier ferma les yeux une seconde, la gorge nouée par l’angoisse d’inexprimables voluptés.
– Tant pis ! songea-t-il. Je risque gros peut-être… Mais la partie en vaut la peine.
Et sa main, fortement, presque brutalement, rendit la pres-sion amoureuse à la main de Lucrèce. L’instant d’après, ils se trouvaient dans la fabuleuse salle des festins…
Enfiévré, Ragastens se crut transporté dans quelque paradis mahométan… Lucrèce elle-même plaçait devant lui des cédrats confits, des pastèques glacées par un procédé qu’elle avait imagi-né, puis elle versait dans sa coupe un vin qui moussait et pétillait.
– Buvez, dit-elle avec un regard qui acheva de bouleverser le chevalier… C’est du vin de votre pays… mais je le fais traiter par une méthode spéciale…
Le chevalier vida sa coupe d’un trait. Ses veines charrièrent des flammes…
Il goûta aux confitures que lui présentait Lucrèce. Et ses tempes se mirent à battre, tandis que son imagination s’ouvrait à des visions délirantes…
– Madame, s’écria-t-il, je bois, je mange, j’entends, je vois… et je me demande si je ne fais pas quelque rêve splendide après lequel la réalité me paraîtra plus cruelle !… Où suis-je !… Dans quel palais enchanté !… Dans la demeure de quelle adorable fée !…
– Hélas ! vous êtes simplement chez une mortelle… chez la pauvre Lucrèce Borgia, qui cherche à se distraire et qui y arrive rarement.
– Quoi ! madame, vous seriez malheureuse ? Ah ! dites quel vœu vous avez formulé… lequel de vos désirs est resté inassouvi… Morbleu ! quand je devrais remuer le monde… quand je devrais, comme les Titans de jadis, escalader l’Olympe pour aller deman-der le secret du bonheur…
– Bravo chevalier ! s’exclama César. Et s’il ne suffit pas de l’Olympe, nous escaladerons le ciel pour demander au Père Éter-nel la recette des confitures idéales par quoi Lucrèce se tiendra satisfaite !…
– Je ne suis qu’un gentilhomme sans fortune, répondit Ra-gastens en reprenant son sang-froid. Mais j’ai un cœur qui sait vibrer, un bras qui ne tremble pas et une épée ; je les mets, ma-dame, à votre dévotion, trop heureux si vous daignez en accepter l’hommage.
– J’accepte cet hommage, dit Lucrèce, avec une gravité qui fit tressaillir le chevalier.
– Et maintenant que vous voilà l’homme-lige de la duchesse de Bisaglia, reprit César, voyons, chevalier, à vous trouver une si-tuation officielle où vous puissiez utiliser vos talents… Je puis ob-tenir de mon père un brevet de garde-noble pour vous.
– Monseigneur, fit le chevalier, rappelé par ces paroles à la réalité, je vous avoue que j’aimerais mieux autre chose.
– Diavolo ! Vous êtes difficile, mon cher ! Les gardes-nobles doivent prouver six quartiers de noblesse… et, après tout, ajouta-t-il, avec une brutalité voulue, j’ignore, au fond, qui vous êtes…
Ragastens se leva et se campa fièrement.
– Monseigneur, dit-il d’une voix mordante, vous ne m’avez pas demandé mes parchemins à Chinon.
– Aïe ! je suis touché ! fit César.
– Quant à mes titres de noblesse, ils sont écrits sur mon vi-sage ; chez nous, les gentilshommes se devinent au premier coup d’œil… et ces titres, je suis prêt à les contresigner du bout de ma rapière.
– Bravo ! Bien riposté !…
– Puisque vous pensez que je suis venu en Italie pour monter la garde dans les églises, autour d’un vieillard qui dit des prières, adieu, monseigneur !…
– Eh là ! Quel diable d’enragé êtes-vous donc… ? Je sais, parbleu, que vous méritez mieux ! Aussi, ne vous l’ai-je proposé que pour vous éprouver… Vous me plaisez, tel que vous êtes… La manière dont vous avez arrangé mon terrible Astorre, dit l’Invincible, vos réponses, votre air, et jusqu’à cette magnifique volée, tout à l’heure… ah ! cela surtout… j’en ris encore…
César se renversa, riant en effet à pleine gorge. Le chevalier se rassit, en souriant.
– Donc, vous voulez entrer à mon service ?…
– Je