Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg. Rene Bazin

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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg - Rene  Bazin

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que vous appelez jeu, c'est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j'ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.

      Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d'or et une forêt mêlées, tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d'une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire: «Non, non, non.»

      – Pourquoi pas? Vous dites que l'éducation, l'exemple, la lecture des journaux, le besoin de luxe, développent jusqu'à la folie l'ambition de la richesse, et que toute la puissance des esprits américains est captée par les affaires. Vous faites de l'hyperbole, tout simplement, comme les poètes. Vous oubliez de quels éléments votre peuple est fabriqué. C'est un alliage où il entre de tout. Il n'est pas possible que, de tant de races qui se rencontrent ici, et se fondent, quelques hommes ne naissent pas, doués du génie qui fait les grands poètes ou les grands peintres. Je suppose qu'ils naissent. Que leur faut-il pour devenir illustres? L'admiration? Ils auront celle des femmes américaines qui ont cent fois plus de culture que leurs maris. Elles proclameront que ce livre est très beau et que ce panneau décoratif est une merveille. Elles y mettront la passion de la découverte, et la ténacité de l'amour-propre. Et les hommes ne tarderont pas à les croire, et à répéter: «Nous avons de grands artistes», non parce qu'ils goûteront le livre ou la peinture, mais par patriotisme, et parce que les Américaines l'auront dit. Alors, le monde sera averti et sommé de ne pas marchander son admiration à l'Amérique pensante, versifiante, romanisante, à l'Amérique décoratrice ou musicienne. Vous élèverez un palais à l'art américain; vous ferez faire, en or, la statue de vos poètes vivants, et vous mettrez un droit ad valorem, prohibitif, sur tout exemplaire importé d'Homère, de Dante, de Racine ou de Shakespeare. Vous pouvez rire de mon rêve. Il est pour le bel honneur de l'Amérique.

      Ma voisine approuvait, et disait:

      – Oui, les femmes inventeront les génies.

      L'homme politique riposta, rudement:

      – Qu'elles les fassent donc: c'est beaucoup mieux leur rôle.

      Une grande dame, anglaise, resta droite, et dit:

      – Parce qu'ils commencent, ils s'imaginent que les autres finissent. La vérité est qu'ils commencent, et que les autres ne finissent pas.

      Je me souvenais de ce fragment de conversation, en recevant, à l'hôtel, et au moment où j'allais quitter Washington, la visite d'un Français. C'était un religieux, jeune encore, et que j'avais connu en France. Nous avions, à nous retrouver, cette joie et cette peine qu'on imaginera. La joie cependant dominait. Nous ne pouvions nous faire qu'un petit nombre de questions, car le temps pressait. Les premières furent: «Vous souvenez-vous?» La seconde: «Parlez-moi de la France.» Et, en finissant, mon ami me racontait sa vie en exil. Il professe à l'Université catholique de Washington. Je demandai:

      – Vos étudiants ont-ils le goût de la philosophie et de la théologie?

      – Remarquablement, me répondit-il. J'avais été l'objet de grandes commisérations, le jour où l'on avait appris que je devais enseigner en Amérique. «Les Américains, me disait-on, ne vous suivront pas; ils ne sont pas doués pour d'autres sciences que les mécaniques et les mathématiques.» Or, cela n'est pas vrai. Vous pouvez le dire hardiment. L'esprit philosophique est répandu en Amérique; je suis frappé du progrès rapide, de l'aptitude, de la vigueur et de la bonne volonté intellectuelle que je rencontre parmi mes auditeurs. Vous ne sauriez croire, au surplus, l'admiration de l'Américain, en général, pour toute intellectualité.

      3 mai. Lac Champlain.– Nous avons, ces jours derniers, assisté à un bal donné par la «Société des Cincinnati.» Les descendants de ceux qui ont combattu, dans la guerre de l'Indépendance, portaient, hommes et femmes, un bijou qui rappelle cette noblesse. A Philadelphie, on nous a montré la maison de l'Indépendance, la cloche, aujourd'hui fêlée, qui sonna la liberté de l'Amérique, et, dans les salles du premier étage, les portraits des Américains et des gentilshommes français qui se battirent pour la même cause. Il y a partout, ici, un respect du passé, une recherche des moindres bribes d'histoire et de tradition. Les Américains réussissent, à force d'amour, à faire une grande histoire avec un court passé. Et nous? Quels mauvais trésoriers de l'histoire de France nous avons eus! Dix peuples pourraient se faire des ancêtres avec ceux que nous avons vu calomnier, oublier, effacer. La joie est vive, lorsque des étrangers célèbrent quelqu'un de ces Français d'autrefois, et nous rappellent la parenté. Nous avons eu cette joie aujourd'hui, de l'aube à la nuit.

      Depuis hier soir, nous voyagions en train spécial, afin de gagner les rives du lac Champlain. Ce matin, à la première heure, la sensation d'immobilité m'éveille. J'ouvre la fenêtre du Pullman, et je reconnais qu'en effet nous sommes arrêtés, sur une voie de garage, en rase campagne. Le jour est levé, le soleil ne l'est pas, mais va paraître. J'ai devant moi, à droite de la ligne du chemin de fer, des terres baissantes, herbues, sauvages à la manière des pâtures délaissées; au delà une maison grande, sous des ormes, et au delà encore les eaux du lac, dont le luisant ne m'arrive que par lames, entre les brouillards blancs qui voyagent et qui montent. Le silence est admirable. C'est la saison, – déjà passée chez nous, – où les merles, à l'aube, se posent sur la pointe des arbres. Ils n'y manquent point. La dentelure des collines, au delà du lac et au-dessus des brouillards, devient d'un bleu vif, et soudain le globe du soleil dépasse le bord de l'écran. Aussitôt, un gros héron butor, qui regagne les bois, arrive au vol, les pattes en gouvernail et franchit le remblai. J'entends le bruit de rames de ses ailes courtes. J'entends venir un train, de l'extrême horizon, et le bruit est si menu qu'il rend présente l'immensité du paysage où il se dilue. La paix primitive est encore ici. Je sors, je vois, sur la gauche de la ligne, des plans successifs de collines boisées, dont les dernières ont un air de montagne. Ce sont les monts Adirondacks. On les appelle montagnes vertes, dans le pays, mais elles regardent le matin, et des milliards de bourgeons, tout empâtés, les habillent de pourpre. Chênes peut-être, érables probablement: ce bel érable qui a deux saisons rouges.

      Vers huit heures, des automobiles viennent nous chercher. Je monte dans la première, avec Hanotaux et deux autres de nos compagnons. Nous n'avons pas un long chemin à faire: une côte entre des futaies claires, un palier de peu d'étendue, un tournant à gauche, une belle courbe descendante, jalonnée d'arbres verts, et nous voici devant le perron d'une grande villa, au bord de l'eau. Nos hôtes pour la matinée, Mr. et Mrs. S. H. P. Pell, s'avancent sous la véranda. L'automobile s'arrête, et, à ce moment, un petit coup de canon retentit en avant. Nous regardons dans la direction d'où le coup est parti, et nous voyons l'herbe de la prairie toute constellée de drapeaux tricolores. Une seconde automobile arrive; elle est saluée comme la nôtre. Dans la belle maison très claire, très blanche, ornée de portraits de famille et de gravures anciennes représentant les aspects d'autrefois de ce lieu tout ennobli d'histoire, nous sommes accueillis avec une grâce intelligente, et une science du monde qui laisse transparaître un cœur attentif et vrai. Il y a des minutes où de simples particuliers et de simples actions deviennent des arguments en faveur d'un pays. Et je ne pourrai plus entendre médire de l'esprit américain, sans me souvenir de l'hospitalité des Américains de Ticonderoga. Le nom est le nom indien de la forteresse qui fut confiée par Louis XV au marquis de Montcalm. Les Français disaient, disent et diront encore «Carillon.» A Carillon, le 8 juillet 1758, le marquis de Montcalm n'avait que 3.570 réguliers, 87 marins, 85 Canadiens et 16 sauvages sous ses ordres, c'est-à-dire 3.758 soldats; mais il était retranché dans les bois, et il avait un refuge, en cas de besoin. Abercromby commandait une armée de 16.500 hommes, et il s'avançait pour vaincre cet ennemi faible et pour établir définitivement la domination anglaise sur le Canada. L'heure n'était pas venue. Une fois de plus, bien que l'ennemi fût vaillant et obstiné, la France, à armes inégales, fut victorieuse. En entrant dans la maison de Mr. Pell, nous nous rappelons

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