La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
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Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d'Honneur et major d'un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l'Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d'autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d'hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l'Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l'éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.
Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d'un banquier, et il l'avait épousée avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle était riche, une des beautés de la ville, et qu'il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l'avenir excessivement problématique des militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu'un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l'Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très faible brèche à sa caisse, vu le peu d'élévation du capital. L'Empire, par suite d'une politique à l'usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n'avait pas autant de foi que le baron allemand dans l'aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l'admiration, qui n'est qu'une croyance éphémère, s'établit difficilement en concubinage avec l'idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s'ils n'en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage.
Charles aima Bettina Wallenrod autant qu'il était aimé d'elle, et c'est beaucoup dire; mais quand un Provençal s'exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d'un tableau d'Albert Durer, d'un caractère angélique, et d'une fortune notée à Francfort? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l'effet de cette sympathie, si bien rendue par Charles, qui rend le soldat père de tout enfant! L'aînée, appelée Bettina Caroline, était de 1805, l'autre, Marie-Modeste, de 1808.
Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n'existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l'Empire. A soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu'au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l'Empereur perdit d'hommes pendant sa sublime campagne de France.
– Che meirs tans le godon!.. dit à sa fille ce père, de l'espèce des Goriot, en s'efforçant d'apaiser une douleur qui l'effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne, car ce Français d'Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.
Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l'Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d'Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s'éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.
Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d'aller faire fortune en Amérique en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l'obéissance, l'habitude des consignes, la probité, l'attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu'utile; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le gui sur le chêne.
En attendant une occasion pour s'embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le vaisseau. Pendant que le colonel s'installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l'activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l'acquisition de la villa d'Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale.
Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l'alter Ego de l'armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l'homme le plus heureux du monde en se voyant propriétaire d'une maison que la munificence de son chef garnit d'un joli mobilier, puis de douze cents francs d'intérêts qu'il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d'appointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n'avait espéré situation pareille; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite Américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l'espérance d'en avoir; elle s'attacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant d'amour que Dumay, qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents