La Comédie humaine, Volume 5. Honore de Balzac

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La Comédie humaine, Volume 5 - Honore de Balzac

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fait tout. Ombragée par quelques arbres, et mise en relief par une place proprette, cette église solitaire produit un effet grandiose. En débouchant sur la place, le maître de Nemours put voir son oncle donnant le bras à la jeune fille nommée Ursule, tenant chacun leur Paroissien et entrant à l'église. Le vieillard ôta son chapeau sous le porche, et sa tête, entièrement blanche, comme un sommet couronné de neige, brilla dans les douces ténèbres de la façade.

      – Eh! bien, Minoret, que dites-vous de la conversion de votre oncle? s'écria le percepteur des contributions de Nemours, nommé Crémière.

      – Que voulez-vous que je dise? lui répondit le maître de poste en lui offrant une prise de tabac.

      – Bien répondu, père Levrault! vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez, si un illustre auteur a eu raison d'écrire que l'homme est obligé de penser sa parole avant de parler sa pensée, s'écria malicieusement un jeune homme qui survint et qui jouait dans Nemours le personnage de Méphistophélès de Faust.

      Ce mauvais garçon, nommé Goupil, était le premier clerc de monsieur Crémière-Dionis, le notaire de Nemours. Malgré les antécédents d'une conduite presque crapuleuse, Dionis avait pris Goupil dans son Étude, quand le séjour de Paris, où le clerc avait dissipé la succession de son père, fermier aisé qui le destinait au notariat, lui fut interdit par une complète indigence. En voyant Goupil, vous eussiez aussitôt compris qu'il se fût hâté de jouir de la vie; car pour obtenir des jouissances, il devait les payer cher. Malgré sa petite taille, le clerc avait à vingt-sept ans le buste développé comme peut l'être celui d'un homme de quarante ans. Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillé comme un ciel avant l'orage et surmonté d'un front chauve, faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, son visage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été en dedans. Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmait l'existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu comme celui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite à gauche, au lieu de partager exactement la figure. La bouche, contractée aux deux coins, comme celle des Sardes, était toujours sur le qui-vive de l'ironie. La chevelure, rare et roussâtre, tombait par mèches plates et laissait voir le crâne par places. Les mains, grosses et mal emmanchées au bout de bras trop longs, étaient crochues et rarement propres. Goupil portait des souliers bons à jeter au coin d'une borne, et des bas en filoselle d'un noir rougeâtre; son pantalon et son habit noir, usés jusqu'à la corde et presque gras de crasse; ses gilets piteux, dont quelques boutons manquaient de moules; le vieux foulard qui lui servait de cravate, toute sa mise annonçait la cynique misère à laquelle ses passions le condamnaient. Cet ensemble de choses sinistre était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches. Personne n'était plus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. Armé des prétentions que comportait sa laideur, il avait ce détestable esprit particulier à ceux qui se permettent tout, et l'employait à venger les mécomptes d'une jalousie permanente. Il rimait les couplets satiriques qui se chantent au carnaval, il organisait les charivaris, il faisait à lui seul le petit journal de la ville. Dionis, homme fin et faux, par cela même assez craintif, gardait Goupil autant par peur qu'à cause de son excessive intelligence et de sa connaissance profonde des intérêts du pays. Mais le patron se défiait tant du clerc, qu'il régissait lui-même sa caisse, ne le logeait point chez lui, le tenait à distance, et ne lui confiait aucune affaire secrète ou délicate. Aussi le clerc flattait-il son patron en cachant le ressentiment que lui causait cette conduite, et surveillait-il madame Dionis dans une pensée de vengeance. Doué d'une compréhension vive, il avait le travail facile.

      – Oh! toi, te voilà déjà riant de notre malheur, répondit le maître de poste au clerc qui se frottait les mains.

      Comme Goupil flattait bassement toutes les passions de Désiré, qui, depuis cinq ans, en faisait son compagnon, le maître de poste le traitait assez cavalièrement, sans soupçonner quel horrible trésor de mauvais vouloirs s'entassait au fond du cœur de Goupil à chaque nouvelle blessure. Après avoir compris que l'argent lui était plus nécessaire qu'à tout autre, le clerc, qui se savait supérieur à toute la bourgeoisie de Nemours, voulait faire fortune et comptait sur l'amitié de Désiré pour acheter une des trois charges de la ville, le greffe de la Justice de Paix, l'étude d'un des huissiers, ou celle de Dionis. Aussi supportait-il patiemment les algarades du maître de poste, les mépris de madame Minoret-Levrault, et jouait-il un rôle infâme auprès de Désiré, qui, depuis deux ans, lui laissait consoler les Arianes victimes de la fin des vacances. Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigus qu'il avait préparés.

      – Si j'avais été le neveu du bonhomme, il ne m'aurait pas donné Dieu pour cohéritier, répliqua le clerc en montrant par un hideux ricanement des dents rares, noires et menaçantes.

      En ce moment, Massin-Levrault junior, le greffier de la Justice de Paix, rejoignit sa femme en amenant madame Crémière, la femme du percepteur de Nemours. Ce personnage, un des plus âpres bourgeois de la petite ville, avait la physionomie d'un Tartare: des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sans rebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare. Ses manières avaient l'impitoyable douceur des usuriers, dont la conduite repose sur des principes fixes. Il parlait comme un homme qui a une extinction de voix. Enfin, pour le peindre, il suffira de dire qu'il employait sa fille aînée et sa femme à faire ses expéditions de jugements.

      Madame Crémière était une grosse femme d'un blond douteux, au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes, liée avec madame Dionis, et qui passait pour instruite, parce qu'elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre, pleine de prétentions à l'élégance et au bel-esprit, attendait l'héritage de son oncle pour prendre un certain genre, orner son salon et y recevoir la bourgeoisie; car son mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilités qu'elle voyait chez la notaresse. Elle craignait excessivement Goupil, qui guettait et colportait ses capsulinguettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus linguæ). Un jour madame Dionis lui dit qu'elle ne savait plus quelle eau prendre pour ses dents. – Prenez de l'opiat, lui répondit-elle.

      Presque tous les collatéraux du vieux docteur Minoret se trouvèrent alors réunis sur la place, et l'importance de l'événement qui les ameutait fut si généralement sentie, que les groupes de paysans et de paysannes armés de leurs parapluies rouges, tous vêtus de ces couleurs éclatantes qui les rendent si pittoresques les jours de fête à travers les chemins, eurent les yeux sur les héritiers Minoret. Dans les petites villes qui tiennent le milieu entre les gros bourgs et les villes, ceux qui ne vont pas à la messe restent sur la place. On y cause d'affaires. A Nemours, l'heure des offices est celle d'une bourse hebdomadaire à laquelle venaient souvent les maîtres des habitations éparses dans un rayon d'une demi-lieue. Ainsi s'explique l'entente des paysans contre les bourgeois relativement aux prix des denrées et de la main-d'œuvre.

      – Et qu'aurais-tu donc fait? dit le maître de Nemours à Goupil.

      – Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l'air qu'il respire. Mais, d'abord, vous n'avez pas su le prendre! Une succession veut être soignée autant qu'une belle femme, et, faute de soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste.

      – Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nous inquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.

      – Oh! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. J'aurais bien voulu entendre votre finaud de juge de paix! S'il n'y avait plus rien à faire; si, comme lui qui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais: – Ne vous inquiétez de rien!

      En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire si comique et lui donna une signification si claire, que les héritiers soupçonnèrent le greffier de s'être

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