Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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Et pourquoi ne les avoir pas rendues?
C'est qu'il faudra enfoncer deux portes; celle de nos voisins pour les tirer de leur prison, la nôtre pour leur délivrer leurs vêtements; et que cela nous donnera du temps.
Fort bien, Jacques! mais pourquoi gagner du temps?
Pourquoi? Ma foi, je n'en sais rien.
Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu fais?
C'est que, faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal.
Pourrais-tu me dire ce que c'est qu'un fou, ce que c'est qu'un sage?
Pourquoi pas?.. un fou… attendez… c'est un homme malheureux; et par conséquent un homme heureux est sage.
Et qu'est-ce qu'un homme heureux ou malheureux?
Pour celui-ci, il est aisé. Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux.
Et qui est-ce qui a écrit là-haut le bonheur et le malheur?
Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus; car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou?
Je crois que oui.
Moi, je crois que non; car il faudrait qu'il y eût une ligne fausse sur le grand rouleau qui contient vérité, qui ne contient que vérité, et qui contient toute vérité. Il serait écrit sur le grand rouleau: «Jacques se cassera le cou tel jour,» et Jacques ne se casserait pas le cou? Concevez-vous que cela se puisse, quel que soit l'auteur du grand rouleau?
Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus…
Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l'avenir.
Et tu entendais quelque chose à cela?
Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il, qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience? Celui qui s'est flatté d'en être le mieux pourvu, n'a-t-il jamais été dupe? Et puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances où il se trouve? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène? Combien de projets sagement concertés ont manqué, et combien manqueront! Combien de projets insensés ont réussi, et combien réussiront! C'est ce que mon capitaine me répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon; et il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais: aussi dormait-il la veille d'une action sous sa tente comme dans sa garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que vous vous seriez écrié: «Quel diable d'homme!..»
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux du bruit et des cris; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d'hommes armés de gaules et de fourches qui s'avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que c'étaient les gens de l'auberge, leurs valets et les brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il disait entre ses dents: «Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter! Maudite soit la prudence! etc., etc.» Vous allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu'il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés; et il ne tiendrait qu'à moi que tout cela n'arrivât; mais adieu la vérité de l'histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux voyageurs n'étaient point suivis: j'ignore ce qui se passa dans l'auberge après leur départ. Ils continuèrent leur route, allant toujours sans savoir où ils allaient, quoiqu'ils sussent à peu près où ils voulaient aller; trompant l'ennui et la fatigue par le silence et le bavardage, comme c'est l'usage de ceux qui marchent, et quelquefois de ceux qui sont assis.
Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.
Cette fois-ci ce fut le maître qui parla le premier et qui débuta par le refrain accoutumé: Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?
Je ne sais où j'en étais. J'ai été si souvent interrompu, que je ferais tout aussi bien de recommencer.
Non, non. Revenu de ta défaillance à la porte de la chaumière, tu te trouvas dans un lit, entouré des gens qui l'habitaient.
Fort bien! La chose la plus pressée était d'avoir un chirurgien, et il n'y en avait pas à plus d'une lieue à la ronde. Le bonhomme fit monter à cheval un de ses enfants, et l'envoya au lieu le moins éloigné. Cependant la bonne femme avait fait chauffer du gros vin, déchiré une vieille chemise de son mari; et mon genou fut étuvé, couvert de compresses et enveloppé de linges. On mit quelques morceaux de sucre enlevés aux fourmis, dans une portion du vin qui avait servi à mon pansement, et je l'avalai; ensuite on m'exhorta à prendre patience. Il était tard; ces gens se mirent à table et soupèrent. Voilà le souper fini. Cependant l'enfant ne revenait pas, et point de chirurgien. Le père prit de l'humeur. C'était un homme naturellement chagrin; il boudait sa femme, il ne trouvait rien à son gré. Il envoya durement coucher ses autres enfants. Sa femme s'assit sur un banc et prit sa quenouille. Lui, allait et venait; et en allant et venant, il lui cherchait querelle sur tout. «Si tu avais été au moulin comme je te l'avais dit…» et il achevait la phrase en hochant de la tête du côté de mon lit.
«On ira demain.
– C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je te l'avais dit… Et ces restes de paille qui sont encore sur la grange, qu'attends-tu pour les relever?
– On les relèvera demain.
– Ce que nous en avons tire à sa fin; et tu aurais beaucoup mieux fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit… Et ce tas d'orge qui se gâte sur le grenier, je gage que tu n'as pas songé à le remuer.
– Les enfants l'ont fait.
– Il fallait le faire toi-même. Si tu avais été sur ton grenier, tu n'aurais pas été à la porte…»
Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puis un troisième, avec le petit garçon de la chaumière.
Te voilà en chirurgiens