Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l'allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j'en pouvais tirer; je conviendrai de tout ce qu'il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître; soit qu'ils aient atteint une grande ville et qu'ils aient couché chez des filles; qu'ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux; qu'ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l'amour de Dieu; qu'ils aient été accueillis dans la maison d'un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'une grande auberge, où on leur fit payer très-chèrement un mauvais souper servi dans des plats d'argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés; qu'ils aient reçu l'hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets; ou qu'ils se soient enivrés d'excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins; car, quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n'était pas de cet avis: il n'y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu'il y a de vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise16 de les mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac: «Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?»
Au lieu de répondre, Jacques s'écria: Au diable l'histoire de mes amours! Ne voilà-t-il pas que j'ai laissé…
Qu'as-tu laissé?
Au lieu de lui répondre, Jacques retournait toutes ses poches, et se fouillait partout inutilement. Il avait laissé la bourse de voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plus tôt fait l'aveu à son maître, que celui-ci s'écria: Au diable l'histoire de tes amours! Ne voilà-t-il pas que ma montre est restée accrochée à la cheminée!
Jacques ne se fit pas prier; aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas, car il n'était jamais pressé… – Le château immense? – Non, non. Entre les différents gîtes possibles17, dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.
Cependant son maître allait toujours en avant: mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m'attacher de préférence. Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais très-ennuyé; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d'idées dans la tête; s'il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c'est de réminiscence ou d'inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart du temps s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pour voir si Jacques ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait à pied; il remontait sur sa bête, faisait un quart de lieue, redescendait et s'asseyait à terre, la bride de son cheval passée dans son bras, et la tête appuyée sur ses deux mains. Quand il était las de cette posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevait point Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, et sans trop savoir s'il parlait ou non, il disait: «Le bourreau! le chien! le coquin! où est-il? que fait-il? Faut-il tant de temps pour reprendre une bourse et une montre? Je le rouerai de coups; oh! cela est certain; je le rouerai de coups.» Puis il cherchait sa montre à son gousset, où elle n'était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques: c'étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l'heure qu'il était, à questionner Jacques; et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu'il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l'amusement, ou inverse de l'ennui de ma journée. Je vous supplie, lecteur, de vous familiariser avec cette manière de dire empruntée de la géométrie, parce que je la trouve précise et que je m'en servirai souvent.
Eh bien! en avez-vous assez du maître; et son valet ne venant point à nous, voulez-vous que nous allions à lui? Le pauvre Jacques! au moment où nous en parlons, il s'écriait douloureusement: «Il était donc écrit là-haut qu'en un même jour je serais appréhendé comme voleur de grand chemin, sur le point d'être conduit dans une prison, et accusé d'avoir séduit une fille!»
Comme il approchait au petit pas, du château, non… du lieu de leur dernière couchée, il passe à côté de lui un de ces merciers ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie: «Monsieur le chevalier, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback18, bagues, cachets de montre. Montre, monsieur, une montre, une belle montre d'or, ciselée, à double boîte, comme neuve…» Jacques lui répond: «J'en cherche bien une, mais ce n'est pas la tienne…» et continue sa route, toujours au petit pas. En allant, il crut voir écrit en haut que la montre que cet homme lui avait proposée était celle de son maître. Il revient sur ses pas, et dit au porteballe: «L'ami, voyons votre montre à boîte d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait me convenir.
– Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris; elle est belle, très-belle, de Julien Le Roi19. Il n'y a qu'un moment qu'elle m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain, j'en ferai bon marché. J'aime les petits gains répétés; mais on est bien malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici je n'aurai pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galant homme, et j'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'un autre…»
Tout en causant, le mercier avait mis sa balle à terre, l'avait ouverte, et en avait tiré la montre, que Jacques reconnut sur-le-champ, sans en être étonné; car s'il ne se pressait jamais, il s'étonnait rarement. Il regarde bien la montre: Oui, se dit-il en lui-même, c'est elle… Au porte-balle: «Vous avez raison, elle est belle, très-belle, et je sais qu'elle est bonne…» Puis la mettant dans son gousset, il dit au porteballe: «L'ami, grand merci!
– Comment, grand merci!
– Oui, c'est la montre de mon maître.
– Je ne connais point votre maître, cette montre est à moi, je l'ai bien achetée et bien payée…»
Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval, prend un de ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe: «Retire-toi, lui dit-il, ou tu es mort.» Le porteballe effrayé lâche prise. Jacques remonte sur son cheval et s'achemine au petit pas vers la ville, en disant en lui-même: «Voilà la montre recouvrée, à présent voyons à notre bourse…» Le porteballe se hâte de refermer sa malle, la remet sur ses épaules, et suit Jacques en criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin! au secours!
16
Variante: «Qu'il vous convienne.»
17
Variante: «Possibles ou non possibles.»
18
Ce nom est emprunté de l'hôtel Jaback, situé à Paris, rue Saint-Merri. On y vendit pendant quelque temps des bijoux et des nouveautés en tous genres. La mode voulait alors qu'on n'achetât que de
19
Le Roi (Julien), fameux horloger, né à Tours en 1686, mort à Paris le 20 septembre 1759, laissa quatre fils qui tous ont acquis quelque célébrité dans les sciences et dans les arts. (Br.)