Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot

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sera possible. Vous savez que les maîtres n'ont plus de domestiques où je suis. Ce M. Damilaville est un galant homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes dans ce monde, et la Providence me les adresse. En vérité, si je mérite ce présent, j'en sentirai toute la valeur, et, si j'en sens toute la valeur, je n'aurai plus envie de me plaindre d'elle; si elle prenait la parole, et si elle me disait: «Je t'ai donné Grimm et Uranie pour amis; je t'ai donné Sophie pour amie; je t'ai donné Didier pour père et Angélique pour mère; tu sais ce qu'ils étaient et ce qu'ils ont fait pour toi; que te reste-t-il à me demander?» Je ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au Grandval ceux que j'y ai laissés, excepté d'Alinville; mais je n'y ferai rien de ce que vous conjecturez; je boirai, je mangerai, je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous les matins, et mainte fois dans la journée je soupirerai indiscrètement. Mme d'Holbach s'en apercevra, et en rira. Mme d'Aine dira que, si cela dure, il faudra qu'elle me fosse noyer par pitié. Je n'y ferai pas une panse d'a et je m'en reviendrai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère sœur ne fasse la folie d'aller à Isle. Nous avons encore ici nos peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà. Hélas! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle se livre à la gaieté, et qu'elle rit; elle a perdu sa mère, et elle n'en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les visages qui sont autour d'elle, elle devinerait, à l'impression de tristesse que cause sa joie, qu'il s'est passé quelque chose d'extraordinaire qu'on lui cache. Mais n'est-ce pas un phénomène bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu'il n'y ait pas un de nous que sa joie ne contriste? Ah! chère amie! il y a bien des données, et bien des données fines pour celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du cœur. C'est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il luit par intervalles des rayons passagers qui l'éclairent et pour les autres et pour nous.

      Après les cygnes? Ne craignez rien, je n'y courrai de ma vie, ni le cher abbé Galiani non plus; il s'est amusé à les agacer, ils l'ont pris en grippe, et d'aussi loin qu'ils l'aperçoivent, ils s'élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, le bec entr'ouvert, et poussant des cris; il n'oserait approcher du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien de Mme d'Épinay, qui n'a pas son pareil pour l'esprit et la gentillesse; c'est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons pas qu'il vive. Ces cygnes ont l'air fier, bête et méchant, trois qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du parc de Versailles qu'ils étaient hauts, droits et minces, et l'abbé Galiani ajoutait: comme les courtisans. L'abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants; c'est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d'Épinay que si l'on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter l'histoire du porco sacro. Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le soin possible d'elle et de ses pourcelets; trop heureux celui qu'elle a honoré de ses couches! Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un; cet assassinat fit grand bruit; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d'être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds; et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d'eux présenta le goupillon au commissaire; le commissaire aspersa, se mit à genoux, fit sa prière et demanda qui est-ce qui était mort? On lui répondit: «Un de nos camarades, honnête homme; c'est une perte. Voilà le train des choses du monde; les bons s'en vont et les méchants restent.» Mais je n'ai pas le courage d'achever. Ce n'est pas moi, c'est l'abbé qu'il faudrait entendre. Le fond est misérable en lui-même, mais il prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et même quelquefois de morale.

      C'est lui qui m'a amené ici Nous y attendons Saurin, qui n'est pas encore venu; cela me fait craindre que Mme Helvétius ne soit fort mal; elle a quitté la campagne pour faire ses couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d'une fièvre putride. C'est une femme très-aimable, qui s'est fait un caractère qui l'a affranchie au milieu de ses semblables, toutes esclaves. Saurin m'a consulté sur le plan d'une pièce. Je l'ai renversé d'un bout à l'autre. M. Grimm et Mme d'Épinay disent que ce que j'ai imaginé est de toute beauté, mais que personne n'en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à mort pour avoir trop bien défendu leur ville, briguer l'honneur de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal sort; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui que le sort a condamné; imaginez que celui qui tient le casque d'où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu'on en doit tirer six, et qu'après qu'on en a tiré cinq, il se condamne lui-même et dit: Le sixième est le mien, sans qu'on puisse jamais lui faire changer d'avis81. Imaginez ce que deviennent sa femme, sa fille, qui sont présentes. Ô Voltaire! vous qui savez à présent l'effet de ces tableaux, vous n'auriez garde de vous refuser à celui-là.

      Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise que je vous aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous en dire un mot? C'est, mon amie, qu'il arrange si bien ses voyages, qu'il sort de la Chevrette au moment que j'y arrive. En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de sa maîtresse, il ne s'y prendrait pas autrement. Vous concevez bien que je plaisante: il est trop honnête pour avoir cette vue, et je le suis trop, moi, pour qu'elle lui réussît quand il l'aurait. Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu'on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l'amitié; et je ne sais quand l'amour trouve le sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. Je lui avais trouvé l'air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé le sujet. «C'était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, vous êtes trop heureux tous les deux d'être sensibles au bout de quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près? Vous en êtes donc comme au premier jour? Eh! mes amis, tâchez de n'épouser jamais. » L'après-dîner, nous nous sommes encore promenés, lui et elle, Mme d'Houdetot et moi J'oubliais de vous dire que j'avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j'en avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. Mme d'Houdetot fait de très-jolis vers; elle m'en a récité quelques-uns qui m'ont fait grand plaisir. Il y a tout plein de simplicité et de délicatesse. Je n'ai osé les lui demander; mais si je puis lui arracher un hymne aux tétons qui pétille de feu, de chaleur, d'images et de volupté, je vous l'enverra82. Quoiqu'elle ait eu le courage de me le montrer, je n'ai pas eu celui de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes, et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus; nous avons été fort aises de nous retrouver. Je l'aime sûrement, et j'en suis, je crois, autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées tristes m'obsèdent, je ne fais rien, le temps s'enfuit, et je ne vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je ne savais ce que c'était, car il était bien gros. J'espérais y trouver un mot de vous. Rien. À la place, les deux Remontrances du parlement d'Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédommagent pas. Je brûle de m'en retourner à Paris. Je ne saurais dissimuler ma joie; et Mme d'Épinay dit que cela n'est pas honnête d'être gai quand on quitte les gens. Il serait donc plus honnête de l'être ni plus ni moins et de paraître triste. N'y a-t-il encore rien d'arrêté sur votre retour? Votre sœur revient-elle avec vous? Si j'avais été bien avisé, j'aurais fait ce voyage de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en passant.

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<p>81</p>

C'est le suet du Siège de Calais. Le succès de ce titre, donée par Belloy le 1e février 1765, aura fait renoncer Saurin à son projet. (T.)

<p>82</p>

Cette pièce est restée inédite.