Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3 - Dozy Reinhart Pieter Anne

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L’agriculture, l’industrie, le commerce, les arts, les sciences, tout florissait. L’étranger admirait partout des champs bien cultivés et ce système hydraulique, coordonné avec une science profonde, qui rendait fertiles les terres en apparence les plus ingrates. Il était frappé de l’ordre parfait qui, grâce à une police vigilante, régnait même dans les districts les moins accessibles147. Il s’étonnait du bas prix des denrées (les fruits les plus délicieux se vendaient presque pour rien), de la propreté des vêtements, et surtout du bien-être universel qui permettait à presque tout le monde d’aller à mulet au lieu d’aller à pied148. Des industries nombreuses et diverses enrichissaient Cordoue, Almérie et d’autres villes. Le commerce avait acquis un tel développement, qu’au rapport du directeur général des douanes, les droits d’entrée et de sortie formaient la partie la plus considérable des revenus de l’Etat149. Cordoue, avec son demi-million d’habitants, ses trois mille mosquées, ses superbes palais, ses cent treize mille maisons, ses trois cents maisons de bain et ses vingt-huit faubourgs150, ne le cédait en étendue et en splendeur qu’à Bagdad, ville à laquelle ses habitants aimaient à la comparer. Elle était renommée jusqu’au fond de la Germanie: la religieuse saxonne Hroswitha, qui se rendit célèbre dans la dernière moitié du Xe siècle par ses poèmes et ses drames latins, l’appelait l’ornement du monde151. La rivale qu’Abdérame lui avait donnée, n’était pas moins admirable. Une de ses concubines lui ayant légué une grande fortune, le monarque avait voulu se servir de cet argent pour racheter des prisonniers de guerre; mais ses employés ayant parcouru les royaumes de Léon et de Navarre sans rencontrer un seul prisonnier, sa favorite Zahrâ lui avait dit: «Employez cet argent pour bâtir une ville et donnez-lui mon nom.» Cette idée avait souri au calife, qui, comme presque tous les grands princes, aimait à bâtir, et au mois de novembre de l’année 936, il avait fait jeter, à une lieue au nord de Cordoue, les fondements d’une ville qui porterait le nom de Zahrâ. Rien n’avait été épargné pour la rendre aussi magnifique que possible. Pendant vingt-cinq ans, dix mille ouvriers, qui disposaient de quinze cents bêtes de somme, avaient été occupés à la bâtir, et cependant elle n’était pas encore achevée à l’époque de la mort de son fondateur. Une prime de quatre cents dirhems, que le calife avait promise à quiconque viendrait s’y établir, y avait attiré une foule d’habitants. Le palais califal, où toutes les merveilles de l’Orient et de l’Occident étaient réunies, était d’une énorme grandeur, à preuve que dans le harem il y avait six mille femmes152.

      La puissance d’Abdérame était formidable. Une superbe marine lui permettait de disputer aux Fatimides l’empire de la Méditerranée, et lui garantissait la possession de Ceuta, cette clé de la Mauritanie. Une armée nombreuse et bien disciplinée, la plus belle du monde peut-être153, lui donnait la prépondérance sur les chrétiens du Nord. Les plus fiers souverains briguaient son alliance. L’empereur de Constantinople, les rois d’Allemagne, d’Italie et de France lui envoyaient des ambassadeurs.

      C’étaient à coup sur de beaux résultats; mais ce qui excite l’étonnement et l’admiration quand on étudie ce règne glorieux, c’est moins l’œuvre que l’ouvrier; c’est la puissance de cette intelligence universelle à qui rien n’échappait, et qui se montrait non moins admirable dans les plus petits détails que dans les plus sublimes conceptions. Cet homme fin et sagace, qui centralise, qui fonde l’unité de la nation et celle du pouvoir, qui par ses alliances établit une sorte d’équilibre politique, qui dans sa large tolérance appelle dans ses conseils des hommes d’une autre religion, est plutôt un roi des temps modernes qu’un calife du moyen âge.

      V

      Malgré les grands services qu’Abdérame III leur avait rendus, la cour de Léon et celle de Pampelune ne s’affligèrent pas de sa mort; au contraire, elles crurent y voir le moyen d’éluder les traités et de se dérober à la protection musulmane, dont elles avaient commencé à se lasser dès qu’elles n’en avaient plus eu besoin. Et de fait, l’occasion semblait bonne pour ne pas tenir ce que l’on avait été obligé de promettre. Le successeur d’Abdérame, Hacam II, passait pour pacifique; on pensait peut-être qu’il n’insisterait pas trop sur l’exécution d’un traité conclu par son père, et en tout cas il faudrait voir encore si, dans la guerre, il serait aussi heureux que ce dernier l’avait été.

      Hacam fut bientôt à même de s’apercevoir des intentions de ses voisins. Sancho, qu’il avait sommé de livrer enfin les forteresses nommées dans le traité, trouvait toutes sortes de raisons pour remettre cette affaire à un autre temps154. Garcia, qu’il avait fait prier de lui céder son prisonnier Ferdinand Gonzalez, refusait d’accéder à cette demande155. Qui plus est, il rendit la liberté à Ferdinand, après lui avoir fait promettre de rompre avec son gendre, Ordoño IV. Ferdinand tint sa promesse. Sur son ordre, Ordoño, qui se trouvait encore à Burgos, fut séparé violemment de sa femme et de ses deux filles, et transporté sous bonne escorte sur le territoire musulman156. Puis Ferdinand, qui n’était pas lié par un traité, comme le roi de Navarre et celui de Léon, recommença les hostilités contre les Arabes157, de sorte que dès le mois de février 962, Hacam fut obligé d’écrire à ses généraux et à ses gouverneurs qu’ils eussent à se tenir prêts pour entrer en campagne158.

      Sur ces entrefaites, Ordoño-le-Mauvais était arrivé à Medinaceli, accompagné de vingt seigneurs, les seuls qui lui fussent restés fidèles. Il avait vu dans cette ville les préparatifs que l’on faisait pour une expédition, et cette circonstance avait ranimé son espoir dans l’avenir. De même que son cousin avait recouvré le trône grâce à l’appui d’Abdérame, il comptait le recouvrer à son tour avec le secours de Hacam. Aussi témoigna-t-il à Ghâlib, le gouverneur de Medinaceli, son désir d’aller à Cordoue afin d’y implorer la protection du monarque. Ghâlib consulta Hacam sur la réponse qu’il avait à donner. Le calife, qui n’était pas fâché d’avoir un prétendant sous la main, mais qui ne voulait pas encore s’engager définitivement, lui fit répondre qu’il pouvait conduire Ordoño à Cordoue, mais qu’il ne devait lui faire aucune promesse. Ghâlib partit donc pour Cordoue au commencement d’avril, accompagné d’Ordoño et de sa suite. En route on rencontra un détachement de cavalerie que Hacam avait envoyé à la rencontre de ses hôtes, et aux environs de la capitale, on en rencontra un autre, plus nombreux encore. Ordoño n’épargna rien pour gagner les bonnes grâces des officiers de l’escorte. Il leur prodigua les flatteries, et quand il fut entré dans Cordoue, il leur demanda où se trouvait le tombeau d’Abdérame III. Lorsqu’on le lui eut montré, il ôta respectueusement son bonnet, s’agenouilla en tournant la tête vers l’endroit indiqué, et récita des prières pour l’âme de celui qui naguère l’avait chassé du trône. L’espoir de ressaisir le sceptre lui faisait oublier tout le reste; pour atteindre ce but, il était bien décidé à ne reculer devant aucune bassesse.

      Après avoir passé deux jours dans un palais superbement meublé, qu’on lui avait assigné pour sa demeure, Ordoño reçut la permission d’aller à Zahrâ, où le calife lui donnerait audience. Il revêtit alors une robe et un manteau de soie blancs (c’était probablement un nouvel hommage qu’il rendait aux Omaiyades, car le blanc était la couleur de cette maison), et se coiffa d’un bonnet orné de pierres précieuses. Les principaux chrétiens de l’Andalousie, tels que Walîd ibn-Khaizorân, le juge des chrétiens de Cordoue, et Obaidallâh ibn-Câsim, le métropolitain de Tolède, vinrent le chercher pour le conduire à Zahrâ et l’instruire des règles de l’étiquette,

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<p>147</p>

Voyez Ibn-Haucal, p. 38, 42.

<p>148</p>

Ibn-Haucal, p. 38, 41.

<p>149</p>

Voyez la lettre de Hasdaï au roi des Khozars, dans Carmoly, Des Khozars au Xe siècle, p. 37.

<p>150</p>

Ibn-Adhârî, t. II, p. 247, 248.

<p>151</p>

Hroswitha, Passio S. Pelagii.

<p>152</p>

Ibn-Haucal, p. 40; Ibn-Adhârî, t. II, p. 246, 247; Maccarî, t. I, p. 344-346, 370 et suiv.

<p>153</p>

Comparez Vita Joh. Gorz., c. 135.

<p>154</p>

Voyez Maccarî, t. I, p. 254, l. 9 et 10.

<p>155</p>

Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 105.

<p>156</p>

Sampiro, c. 26.

<p>157</p>

Ibn-Khaldoun, fol. 16 r.

<p>158</p>

Ibn-Adhârî, t. II, p. 250.