Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2 - Gustave Flaubert

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bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

      Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.

      Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile polaire; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or à l'imitation du firmament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit:

      « – O Rabbetna!.. Baalet!.. Tanit!» et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. – «Anaïtis! Astarté! Derceto! Astoreth! Mylitta! Athara! Elissa! Tiratha!.. Par les symboles cachés, – par les cistres résonnants, – par les sillons de la terre, – par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut!»

      Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.

      Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation: c'était lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété.

      Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.

      Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

      Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura:

      « – Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!

      «Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.

      «Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»

      Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit:

      « – Mais tu es terrible maîtresse!.. C'est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.

      «Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char.

      «O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.

      «Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon cœur est triste!»

      L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.

      Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d'abeilles, et, de plus en plus sonores, ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l'Acropole.

      « – Tais-toi!» s'écria Salammbô.

      «-Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t'inquiète et t'agite!

      « – Je ne sais», dit-elle.

      « – Tu te fatigues à des prières trop longues!

      « – Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin!

      « – C'est peut-être la fumée de tes parfums?

      « – Non! – dit Salammbô; – l'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs.»

      Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth. – «Mais s'il ne revient pas, – disait-elle, – il te faudra, puisque c'était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens; et ton chagrin s'en ira dans les bras d'un homme.»

      « – Pourquoi?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.

      « – Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair… c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi. Oh! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère!»

      Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte: – «Va me chercher Schahabarim.»

      Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu'on lui fît rien connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais; sa mère depuis longtemps était morte.

      Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée

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