Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2 - Gustave Flaubert

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ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.

      Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle.

      Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d'où dépendaient les destinées de Carthage, – car l'idée d'un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.

      Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.

      Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta en croisant les bras.

      Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.

      C'était le grand-prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.

      « – Parle! dit-il. Que veux-tu?

      « – J'espérais… tu m'avais presque promis…» Elle balbutiait, elle se troubla; puis tout à coup: – «Pourquoi me méprises-tu? qu'ai-je donc oublié dans les rites? Tu es mon maître, et tu m'as dit que personne comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse: mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père?»

      Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar; il répondit:

      « – Non, je n'ai plus rien à t'apprendre!

      « – Un génie – reprit-elle – me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences; j'ai dormi sous l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes; j'ai poussé les portes de Baal Khamon, éclaireur et fertilisateur; sacrifié aux Cabires souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes; mais tous sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu? tandis qu'Elle, je la sens mêlée à ma vie; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent; puis je retombe dans les ténèbres.»

      Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.

      Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l'air, commença:

      « – Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.

      Puis la Matière se condensa. Elle devint un œuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée; Khamon rayonna dans le soleil; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès; les Cabirim descendirent sous les volcans, et Rabbetna telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.

      « – Et après?» dit-elle.

      Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit:

      «Elle inspire et gouverne les amours des hommes.

      « – Les amours des hommes!» répéta Salammbô, rêvant.

      « – Elle est l'âme de Carthage, – continua le prêtre; et bien qu'elle soit partout épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré.

      « – O père! – s'écria Salammbô, – je la verrai, n'est-ce pas? tu m'y conduiras! Depuis longtemps j'hésitais; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié! secours-moi! partons!»

      Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'orgueil.

      « – Jamais! ne sais-tu pas qu'on en meurt? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit et femmes par la faiblesse. Ton désir est un sacrilège; satisfais-toi avec la science que tu possèdes!»

      Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir; et elle sanglotait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d'humiliation. Schahabarim, debout, restait insensible. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds; et il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.

      Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui s'avançait sur Carthage.

      IV

      SOUS LES MURS DE CARTHAGE

      Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

      On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac.

      D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.

      Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d'un manteau, et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.

      Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme: d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres

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