Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
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Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales; d'innombrables ruelles, s'entre-croisant, la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes comme des fleuves sous des ponts.
La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons; les volutes se déroulaient entre les colonnades; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile; tout cela montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.
Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits.
Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.
De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours; ils se disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d'or; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail; Tanit, au delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L'on voyait à l'angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots; et le bleu de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.
Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains; les boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête; et, dans l'enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d'un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.
Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient, ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le port militaire, défendu par une triple muraille? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar.
Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée.
Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des Mappales, voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint.
Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses énervements l'abandonnèrent et ce fut une ardeur d'action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d'un pas rapide à travers le camp; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles furieuses.
« – Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte, – disait Spendius. – Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine; elle te soutiendra!»
Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manœuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique; on croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.
Il aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par derrière, l'une débarquant au fond du golfe d'Utique, la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus? S'ils s'inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes; les riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.
Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait, au contraire, qu'ils fussent payés. A cause de sa popularité, les anciens le détestaient; car ils redoutaient le hasard d'un maître, et, par terreur de la monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir.
Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et d'une origine inconnue, – tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids d'hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches et, depuis des siècles, exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles s'aperçurent un matin qu'ils étaient tous partis.
Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins. Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines, ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était fini et qu'on allait faire justice à leurs réclamations.
Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginée, c'était un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l'armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes. Le sol des rues était aspergé d'eau fraîche; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l'ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient