Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
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« – Tiens! lui dit-il, la République est comme ces misérables: courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle n'entendrait pas venir par derrière le talon d'un maître!»
Il entraîna Mâtho tout à l'autre bout de la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldats suspendues dans les arbres:
« – Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspérée! et rien ne les attache à Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux!»
Mâtho restait appuyé contre le mur; Spendius, se rapprochant, poursuivit à voix basse:
« – Me comprends-tu, soldat? Nous nous promènerions couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums; j'aurais des esclaves à mon tour! N'es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre la trompette? Tu te reposeras plus tard, n'est-ce pas? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours! ou peut-être, t'appuyant sur un bâton, aveugle, boiteux, débile, tu t'en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la discipline et l'éternelle menace de la croix! Après tant de misères on t'a donné un collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus! Si tu l'avais voulu, pourtant! Ah! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraîches, au son des lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes! Ne me dis pas que l'entreprise est impossible! Est-ce que les Mercenaires, déjà, n'ont pas possédé Rheggium et d'autres places fortes en Italie! Qui t'empêche? Hamilcar est absent; le peuple exècre les Riches; Giscon ne peut rien sur les lâches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi! ils t'obéiront. Commande-les; Carthage est à nous; jetons-nous-y!»
« – Non! dit Mâtho, la malédiction de Moloch pèse sur moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout à l'heure j'ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait.»
Il ajouta, en regardant autour de lui: «Où est-elle?»
Spendius comprit qu'une inquiétude immense l'occupait; il n'osa plus parler.
Les arbres derrière eux fumaient encore; de leurs branches noircies, des carcasses de singes à demi brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats.
Les soldats ivres ronflaient, la bouche ouverte, à côté des cadavres; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus, et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se mettaient à crier.
L'immobilité de Mâtho étonnait Spendius; il était encore plus pâle que tout à l'heure, et les prunelles fixes, il suivait quelque chose à l'horizon, appuyé des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par découvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait au loin dans la poussière sur la route d'Utique; c'était le moyeu d'un char attelé de deux mulets; un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut; il retint un cri.
Un grand voile, par derrière, flottait au vent.
II
A SICCA
Deux jours après, les Mercenaires sortirent de Carthage.
On leur avait donné à chacun une pièce d'or, sous la condition qu'ils iraient camper à Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses:
« – Vous êtes les sauveurs de Carthage! Mais vous l'affameriez en y restant; elle deviendrait insolvable. Éloignez-vous! La République vous saura gré de cette condescendance. Nous allons immédiatement lever des impôts; votre solde sera complète, et l'on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries.»
Ils ne savaient que répondre à tant de discours. Ces hommes, accoutumés à la guerre, s'ennuyaient dans le séjour d'une ville; on n'eut pas de mal à les convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les voir s'en aller.
Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta, pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures étaient bosselées par les catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles. Des cris rauques sortaient des barbes épaisses; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait à la fois d'un seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, et cette longue masse de soldats en armes s'épanchait entre les hautes maisons à six étages, barbouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tête couverte d'un voile, regardaient en silence les Barbares passer.
Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois, habillée de vêtements noirs; les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude; des enfants presque nus gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Des anciens s'étaient postés sur la plate-forme des tours; et l'on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place en place, un personnage à barbe longue, dans une attitude rêveuse. De loin, il semblait vague comme un fantôme, et immobile comme des pierres.
Tous étaient oppressés par la même inquiétude; on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s'enhardirent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de serments, d'étreintes. On leur jetait des parfums, des fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendent le cœur lâche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malédiction.
Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et des traînards. Des malades gémissaient sur des dromadaires; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur le tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers de viande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des parasols à la main, avec des perroquets sur l'épaule. Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des femmes de race libyque, montées sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua; plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poitrine dans une lanière en cuir. Les mulets, que l'on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l'échine sous le fardeau des tentes; et il y avait une quantité de valets et de porteurs d'eau, hâves, jaunis par les fièvres et tout sales de vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s'attachait aux Barbares.
Quand ils furent passés, on ferma les portes derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs; l'armée se répandit bientôt sur la largeur de l'isthme.