Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2 - Gustave Flaubert

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ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage n'apercevaient plus que ses longues murailles, découpant au bord du ciel leurs créneaux vide.

      Les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville (car ils ne savaient pas leur nombre), s'amusaient à piller un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis continuèrent leur chemin.

      Ils étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois marchant tous ensemble dans la pleine campagne; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins:

      « – Avec ma lance et mon épée, je laboure et je moissonne; c'est moi qui suis le maître de la maison! L'homme désarmé tombe à mes genoux et m'appelle Seigneur et Grand-Roi.»

      Ils criaient, sautaient; les plus gais commençaient des histoires; le temps des misères était fini. En arrivant à Tunis, quelques-uns remarquèrent qu'il manquait une troupe de frondeurs baléares; ils n'étaient pas loin, sans doute; on n'y pensa plus.

      Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres campèrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats.

      Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brûlaient à l'horizon, du côté de Carthage; ces lueurs, comme des torches géantes, s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l'armée, ne pouvait dire quelle fête on célébrait.

      Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute couverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de la route; des rigoles coulaient dans le bois de palmiers; les oliviers faisaient de longues lignes vertes; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines; des montagnes bleues se dressaient par derrière. Un vent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus.

      Les Barbares se ralentirent.

      Ils s'en allaient par détachements isolés, ou se traînaient les uns après les autres à de longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des bœufs artificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine, les sillons qui s'entre-croisaient de manière à former des losanges, et les socs de charrue pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les éblouissaient.

      Le soir ils s'étendirent sur les tentes sans les déplier; et, tout en s'endormant la figure aux étoiles, ils regrettaient le festin d'Hamilcar.

      Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d'une rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Ils jetèrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils se lavaient en criant, ils puisaient dans leur casque, et d'autres buvaient à plat ventre, tout au milieu des bêtes de somme, dont les bagages tombaient.

      Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs d'Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l'eau couler. Il courut à travers la foule, en l'appelant: « – Maître! maître!»

      A peine si Mâtho le remercia de ses bénédictions. Spendius, n'y prenant garde, se mit à marcher derrière lui, et, de temps à autre, il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage.

      C'était le fils d'un rhéteur grec et d'une prostituée campanienne. Il s'était d'abord enrichi à vendre des femmes; puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec les bergers du Samnium. On l'avait pris, il s'était échappé. On l'avait repris, et il avait travaillé dans les carrières, haleté dans les étuves, crié dans les supplices, passé par bien des maîtres, connu toutes les fureurs. Un jour par désespoir, il s'était lancé à la mer du haut de la trirème où il poussait l'aviron. Des matelots l'avaient recueilli mourant et amené à Carthage dans l'ergastule de Mégara. Comme on devait rendre leurs transfuges aux Romains, il avait profité du désordre pour s'enfuir avec les soldats.

      Pendant toute la route, il resta près de Mâtho; il lui apportait à manger, il le soutenait pour descendre, il étendait un tapis, le soir, sous sa tête. Mâtho finit par s'émouvoir de ces prévenances, et peu à peu il desserra les lèvres.

      Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l'avait conduit en pèlerinage au temple d'Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s'était engagé au service de Carthage. On l'avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-trois médines de froment et la solde d'un hiver. Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie.

      Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu'il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses; il savait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poisons.

      Parfois s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri rauque; le mulet de Mâtho pressait son allure; les autres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius recommençait, toujours agité par son angoisse. Elle se calma, le soir du quatrième jour.

      Ils marchaient côte à côte, à la droite de l'armée, sur le flanc d'une colline; la plaine, en bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats, défilant au-dessous d'eux, faisaient dans l'ombre des ondulations. De temps à autre elles passaient sur les éminences éclairées par la lune; alors une étoile tremblait à la pointe des piques, les casques un instant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait d'autres continuellement. Au loin, des troupeaux réveillés bêlaient, et quelque chose d'une douceur infinie semblait s'abattre sur la terre.

      Spendius, la tête renversée et les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs la fraîcheur du vent; il écartait les bras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps. Des espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il colla sa main contre sa bouche afin d'arrêter ses sanglots; et à demi pâmé d'ivresse, il abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers. Mâtho était retombé dans sa tristesse; ses jambes pendaient jusqu'à terre, et les herbes, en fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflement continu.

      La route s'allongeait sans jamais en finir. A l'extrémité d'une plaine, toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde; puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes qui semblaient boucher l'horizon, à mesure que l'on approchait d'elles, se déplaçaient comme en glissant. De temps à autre, une rivière apparaissait dans la verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines. Parfois, se dressait un énorme rocher, pareil à la proue d'un vaisseau ou au piédestal de quelque colosse disparu.

      On rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits temples quadrangulaires, servant aux pèlerins qui se rendaient à Sicca. Ils étaient fermés comme des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la porte. Personne de l'intérieur ne répondait.

      Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout à coup sur des bandes de sable, hérissées de bouquets épineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres; une femme, la taille ceinte d'une toison bleue, les gardait. Elle s'enfuyait en poussant des cris dès qu'elle apercevait entre les rochers les piques des soldats.

      Ils marchaient dans une sorte de grand couloir, bordé par deux chaînes de monticules rougeâtres, quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire: une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles.

      Ils y coururent. C'était un lion, attaché à une croix par les quatre membres comme un criminel. Son muffle énorme lui retombait sur

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