La dégringolade. Emile Gaboriau
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Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu'il allait encore lui devoir la sécurité de l'avenir.
– Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort… mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant!
Aussi est-ce avec une sorte d'attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami.
Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l'expression d'un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale.
Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d'hériter d'un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même.
Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l'ordonnance du commandant.
C'était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n'était pas médiocrement fier, qui ne l'avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme.
Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui.
Le digne troupier s'était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d'amant et la soumission d'un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s'y soumettre.
– Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.
Ce fils avait un peu plus d'un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.
En ce temps-là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l'avancement.
Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse:
– Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies…
C'est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.
C'est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.
Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu'il recevait de toutes parts, et l'agitait de graves perplexités.
Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d'un long voyage et à tous les périls d'un climat brûlant, au plus fort de l'été?
Mais au premier mot qu'il dit de ses incertitudes à Mme Delorge:
– Je savais ce que je faisais en t'épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d'un soldat. Partout où on enverra mon mari, j'irai.
Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s'installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombreux s'étagent en terrasses le long des pentes du ravin de Santa-Cruz.
Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger.
Notre colonie était en feu.
Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme.
Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade.
Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.
Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.
Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud».
Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.
Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée.
Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.
C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions.
Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.
– Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre.
Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être… Point.
Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement:
– C'est bien.
Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.
Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer.
– Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire…
Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.
Mme Delorge avait été stoïque…
Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier.
Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils:
– Embrasse ton père