La vie infernale. Emile Gaboriau
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Читать онлайн книгу La vie infernale - Emile Gaboriau страница 22
– Connaissez-vous ce monsieur?
– Non!.. Il a été présenté par Coralth.
– C’est un avocat, à ce qu’on dit.
Et tous ces chuchotements, ces doutes, ces soupçons, ces questions grosses d’insinuations, ces réponses blessantes, formaient comme un murmure de malveillance qui bourdonnait aux oreilles de Pascal et l’étourdissait.
Véritablement il perdait toute contenance, lorsque Mme d’Argelès s’approcha vivement de la table de jeu.
– Voici trois fois, messieurs, dit-elle, qu’on nous avertit que le souper est servi… Lequel de vous m’offre son bras?..
Il y eut une certaine hésitation, mais un vieux monsieur qui perdait beaucoup, la leva:
– Oui, soupons!.. s’écria-t-il, cela changera la veine.
Cette considération fut décisive; le salon se vida comme par enchantement; il ne resta devant le tapis vert que Pascal, lequel ne savait que faire de tout l’or amassé devant lui.
Il réussit cependant à le distribuer tant bien que mal dans toutes ses poches, et il s’empressait de rejoindre dans la salle à manger les autres invités, quand Mme d’Argelès lui barra le passage.
– Je vous en prie, monsieur, lui dit-elle… un mot!..
Le visage de Mme d’Argelès gardait toujours son étrange immobilité; son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres…
Et cependant son émotion était si manifeste que Pascal, en dépit de son trouble, la remarqua et s’en étonna.
– Je suis à vos ordres, madame, balbutia-t-il en s’inclinant.
Aussitôt elle lui prit le bras, et l’entraînant vers l’embrasure d’une fenêtre:
– Je ne suis pas connue de vous, monsieur, dit-elle très-bas et très-vite, et pourtant j’ai à vous demander, il faut que je vous demande un grand service.
– Parlez, madame.
Elle hésita, comme si elle eût cherché des termes pour traduire sa pensée; puis d’une voix brève elle reprit:
– Vous allez vous retirer à l’instant… sans rien dire à personne… pendant que les autres soupent.
L’étonnement de Pascal devint stupeur.
– Pourquoi me retirer? interrogea-t-il.
– Parce que… mais non, je ne puis vous le dire. Supposez que c’est un caprice, c’en est un… je vous en prie, ne me refusez pas… Faites cela pour moi, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance.
Il y avait dans sa voix, dans son attitude, une telle intensité de supplication, que Pascal en eut le cœur serré. Il sentit tressaillir et s’agiter en lui le vague pressentiment de quelque terrible et irréparable malheur.
Il branla la tête, cependant, d’un air triste; et d’un ton amer:
– Vous ne savez sans doute pas, madame, fit-il, que je viens de gagner plus de trente mille francs?
– Si… je le sais. Raison de plus pour mettre votre gain à l’abri d’un retour probable de fortune. On fait très-bien Charlemagne chez moi, c’est admis. L’autre nuit, le comte d’Antas s’est fort subtilement esquivé nu tête… Il emportait mille louis et laissait aux décavés son chapeau en échange. Le comte est un galant homme, et loin de le blâmer, le lendemain on a ri… Allons, vous êtes décidé, je le vois, venez… Pour plus de sûreté, je vais vous faire passer par l’escalier de service; personne ne vous verra…
Pascal avait été ébranlé, en effet, mais cette perspective d’évasion par un escalier de service révolta sa fierté.
– C’est à quoi je ne consentirai jamais! déclara-t-il. Que penserait-on de moi? Je dois une revanche, je la donnerai.
Ni Mme d’Argelès ni Pascal n’avaient aperçu M. de Coralth, qui s’était avancé sur la pointe du pied, et qui, dissimulé derrière un rideau, écoutait.
A ce moment, il se montra brusquement.
– Parbleu!.. cher avocat, dit-il du ton le plus dégagé, j’admire vos scrupules!.. Madame a cent fois raison, levez le pied. Si j’étais à votre place, moi, si je gagnais ce que vous gagnez, au lieu de perdre mille écus, je n’hésiterais pas. Les autres penseraient tout ce qu’ils voudraient. Vous avez l’argent, c’est le principal…
Pour la seconde fois, l’intervention du vicomte eut sur Pascal une influence décisive.
– Je reste!.. répéta-t-il résolûment.
Mais Mme d’Argelès s’attachait à lui.
– Je vous en conjure, monsieur, disait-elle… Eloignez-vous, il en est temps encore…
– Allons!.. approuva le vicomte, un bon mouvement!.. «Filez à l’anglaise» et sauvez la caisse.
Ces derniers mots furent comme la goutte d’eau qui fait déborder la coupe.
Rouge, ému, troublé, assailli par les plus étranges idées, Pascal écarta Mme d’Argelès et d’un pas roide, se dirigea vers la salle à manger.
A son entrée, toutes les conversations cessèrent. Il ne put pas ne pas comprendre qu’il venait d’être question de lui.
Un secret instinct lui disait que tous les hommes rassemblés là étaient ses ennemis, sans qu’il sût pourquoi, et qu’ils tramaient quelque chose.
Il s’aperçut aussi que ses moindres mouvements étaient épiés et notés.
Mais il était brave, sa conscience ne lui reprochait rien, et il était de ceux qui plutôt que d’attendre le danger le provoquent.
Il alla donc, d’un air de défi, s’asseoir près d’une jeune femme qui avait une robe de tulle rose, et, d’un ton très élevé, il se mit à lui débiter toutes sortes de plaisanteries. Il avait de l’esprit, et du meilleur, l’habitude de manier la parole; il fut, durant un quart d’heure, étourdissant de verve… On buvait du vin de Champagne; il en avala coup sur coup quatre ou cinq verres.
Avait-il bien la conscience de ce qu’il faisait et disait? Il a depuis déclaré que non, qu’il agissait sous l’empire d’une sorte d’hallucination, comme il s’en produit après quelques aspirations de protoxyde d’azote.
Le souper dura peu.
– Au bac! au bac! cria le vieux monsieur qui avait décidé la suspension du jeu: nous gaspillons un temps précieux ici!
Pascal se leva comme tout le monde et, dans sa précipitation à passer d’une pièce dans l’autre, il se trouva poussé contre deux joueurs qui causaient près de la porte.
– Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu!
– Oui, oui, laissez-moi faire, je me charge de l’exécution.