Mémoires d'un Éléphant blanc. Gautier Judith

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Mémoires d'un Éléphant blanc - Gautier Judith

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blancs. Nous sommes donc d'anciens rois humains… Cependant, je ne me souviens pas d'avoir été ni roi, ni homme.

      – Moi non plus, dis-je, je ne me souviens de rien. Mais alors, ce serait donc par jalousie que les éléphants gris nous ont en aversion?

      – Pas du tout, dit Prince-Formidable, ceux qui n'ont pas approché les hommes sont de vraies bêtes et ne savent rien. Ils croient que la couleur de notre peau vient d'une maladie et ils nous tiennent pour inférieurs à eux, tandis que cette particularité est au contraire un signe de royauté; vous voyez que ce sont de vraies brutes.

      J'admirais la sagesse et le savoir de mon nouvel ami, qui avait tant vécu. Je ne pouvais me lasser de l'interroger et il me répondait avec une complaisance inépuisable.

      Je traduis aujourd'hui en paroles ce qu'il tâchait de me faire comprendre alors en le traduisant lui-même dans le langage très borné des éléphants; il lui fallait recommencer maintes fois les explications et il ne s'impatientait nullement de mon ignorance, lui qui depuis longtemps comprenait la langue des hommes.

      – Attention! me dit-il tout à coup, en entendant une lointaine musique, voici les Talapoins qui viennent vous bénir.

      Il s'efforça de me faire entendre ce que c'était que les Talapoins; j'eus l'air de comprendre, par politesse, mais en réalité je n'avais rien compris, sinon qu'il s'agissait d'un honneur nouveau qu'on allait me rendre.

      Précédés de nos officiers et de nos esclaves, trois hommes, très différents des autres s'avancèrent au son de la musique.

      Ils avaient la tête rasée, les oreilles saillantes et portaient de longues robes jaunes à larges manches. En entrant, ils ne se prosternèrent pas, ce qui, je l'avoue, me choqua un peu.

      Le plus vieux marchait au milieu; il s'arrêta devant moi et commença à parler d'une voix singulière, haute et monotone; puis, sans se taire, il prit de la main d'un de ses compagnons une houppe à manche d'ivoire, tandis que l'autre lui tendait un bassin plein d'eau. Il trempa la houppe dans l'eau et se mit à m'asperger d'une façon qui m'agaça beaucoup; je recevais des gouttes d'eau dans les yeux, sur les oreilles, et comme cela durait un peu trop, à mon idée, j'arrachai vivement cette houppe de la main du Talapoin et, l'imbibant bien d'eau, je la secouai sur eux trois, leur rendant ainsi ce qu'ils m'avaient fait. Ils se sauvèrent en riant et en s'essuyant la figure avec leurs manches, et moi je poussai un long cri pour proclamer ma victoire et mon contentement. Cependant, Prince-Formidable n'approuva pas ma conduite. Il trouva que j'avais manqué de dignité.

      Peu après, on vint nous chercher pour nous conduire au bain. Un esclave marchait devant nous en frappant des cymbales pour nous faire faire place, et d'autres élevaient au-dessus de nos têtes de magnifiques parasols.

      Dans notre parc même, s'étendait un beau lac et on m'y laissa plonger, nager, barboter cette fois autant que je voulus. La journée, terminée par un repas aussi copieux que délicat, me parut extrêmement agréable.

      Il en fut ainsi chaque jour, moins les Talapoins qui ne revinrent pas. Une seule heure était un peu pénible, celle où je prenais ma leçon. C'était le soir avant le coucher. L'homme qui s'était le premier assis sur mon cou, restait mon gardien principal, mon mahout, et il devait m'instruire, m'apprendre à connaître les ordres indispensables, à comprendre certains mots: en avant, en arrière, à genoux, relève-toi, à droite, à gauche, halte, plus vite, doucement, c'est bien, c'est mal, assez, encore, saluez le roi, etc..

      Prince-Formidable m'aidait beaucoup en me traduisant les ordres en langage d'éléphant et je sus bientôt tout ce qu'il fallait savoir.

      Plusieurs années s'ecoulèrent ainsi, fort agréables, mais assez monotones et je n'ai pas grand'chose à en dire.

      Prince-Formidable mourut la seconde année après mon arrivée. On lui fit des funérailles royales et toute la cour prit le deuil. Je restai seul quelque temps, puis d'autres éléphants blancs furent amenés. Mais les nouveaux venus, qui ne savaient rien et avaient un caractère ombrageux et rebelle, m'inspirèrent peu d'intérêt.

      Chapitre V

      LA DOT DE SAPPHIR DU CIEL

      Un jour mon mahout qui, comme tous les mahouts d'ailleurs, avait l'habitude de me faire journellement de longs discours, que j'avais fini par comprendre, se posa devant moi, les bras croisés comme il le faisait quand il voulait être écouté. Je fus tout de suite attentif, car je voyais à son air ému et agité qu'il s'agissait cette fois de quelque chose de grave.

      – Roi-Magnanime, me dit-il, devons-nous nous réjouir, ou devons-nous pleurer? Une vie nouvelle est-elle un bien, ou est-elle un mal? Faut-il désirer le changement ou faut-il le redouter? Voilà les questions qui se balancent dans ma tête comme les deux plateaux d'une bascule. Toi qui fus un roi et qui es maintenant un éléphant, si tu pouvais parler, tu me répondrais; tu saurais me dire si, dans tes nombreuses transformations, le changement ta cause de la joie ou du regret. Ta sagesse mettrait fin à mon anxiété, peut-être; car, peut-être aussi, tu n'en sais pas plus long que moi et tu me dirais seulement: Résignons-nous à ce que nous ne pouvons empêcher et attendons pour pleurer ou pour nous réjouir que les événements nous aient été bons ou mauvais. Eh bien! faisons ainsi, Roi Magnanime, résignons-nous et attendons ce que nous devons attendre, voilà ce que tu ne sais pas et ce que je vais te dire.

      Notre grand roi, Phra, Putie, Chucka, Ka, Rap, Si, Klan, Si, Kla, Mom, Ka, Phra, Putie, Chow (car je ne peux nommer le roi sans lui donner tous ses titres, moi, un simple mahout, quand le premier ministre lui-même ne le pourrait pas); notre grand roi, donc, est père de plusieurs princes et aussi d'une princesse, une jolie princesse déjà grande et en âge de se marier. Eh bien! voilà, justement on la marie. Le roi, Phra, Putie, Chucka,… a accordé la princesse Saphir-du-Ciel, à un prince hindou, le prince de Golconde, et ce mariage, qui semble ne nous intéresser que de bien loin, va complètement bouleverser notre vie. Sache, Roi-Magnanime, que ta glorieuse personne fait partie de la dot de la princesse. Oui, c'est ainsi; sans t'avoir demandé si cela te plaisait on fait cadeau de toi à un prince inconnu qui, peut-être, n'aura pas pour Ta Majesté les égards qu'elle mérite. Et moi, moi le pauvre mahout, que suis-je sans le noble éléphant que je conduis? Et qu'est Sa Majesté sans moi? Aussi on me donne avec toi; je suis un fragment de la dot royale; nous sommes liés jusqu'à la mort; nous ne faisons qu'un; tu iras donc où je te conduirai et où tu iras j'irai. O Roi-Magnanime! devons-nous nous réjouir ou pleurer?

      Je ne le savais vraiment pas, et j'étais très troublé de ce que je venais d'apprendre. Quitter cette vie si douce et si tranquille, qui m'ennuyait cependant quelquefois par son inaction et sa monotonie; abandonner ce beau palais si abondamment pourvu de toutes les bonnes choses! de cela on pouvait pleurer; mais aussi, voir de nouveaux pays, de nouvelles villes, connaître d'autres aventures, de cela, peut-être, fallait-il se réjouir. Comme mon mahout, je conclus que le meilleur était d'attendre, et, pour le moment, de se résigner.

      Chapitre VI

      LE DÉPART

      Le jour du départ arriva et, de grand matin, les esclaves vinrent faire ma toilette. On me frotta tout le corps, à plusieurs reprises, avec une pommade parfumée de magnolia et de santal; on posa sur mon dos une housse pourpre et or, sur ma tête un réseau de perles, puis le diadème royal. On me mit de gros anneaux d'or aux quatre pieds, et à mes défenses des cercles ornés de pierreries; à chacune de mes oreilles pendait une longue queue de crin, blanche et soyeuse. Ainsi arrangé j'avais le sentiment de ma splendeur et il me tardait de me montrer au peuple. Cependant, je jetai un dernier regard au palais que j'allais quitter et je poussai quelques cris pour dire adieu aux éléphants qui restaient et avec lesquels je commençais à me lier d'amitié.

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