Vingt ans après. Dumas Alexandre
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Arrivé à l'extrémité du chemin, d'Artagnan se trouva dominer une magnifique vallée, au fond de laquelle on voyait dormir un charmant petit lac au pied de quelques maisons éparses çà et là et qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur suzerain un joli château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que surmontaient des girouettes seigneuriales.
Cette fois, d'Artagnan ne douta pas qu'il fût en vue de la demeure de Porthos.
Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son aïeul le château de la montagne ce qu'un petit-maître de la coterie de M. le duc d'Enghien était à un chevalier bardé de fer du temps de Charles VII; d'Artagnan mit son cheval au trot et suivit le chemin, Planchet régla le pas de son coursier sur celui de son maître.
Au bout de dix minutes, d'Artagnan se trouva à l'extrémité d'une allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient deux valets galonnés sur toutes les coutures; bon nombre de croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux.
– Ah! se dit d'Artagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds? Eh! mon Dieu! comme il est recroquevillé depuis qu'il ne s'appelle plus Porthos!
– Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à ce que d'Artagnan s'était dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a cinq à peine.
– Cependant, reprit d'Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.
À ces mots, d'Artagnan piqua vers le roussin, l'homme considérable et les valets. À mesure qu'il approchait, il lui semblait reconnaître les traits du personnage.
– Jésus Dieu! monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui?
À cette exclamation, l'homme à cheval se retourna lentement et d'un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le sourire si éloquent de Mousqueton.
En effet, c'était Mousqueton, Mousqueton gras à lard, croulant de bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant d'Artagnan, tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de son roussin par terre et s'approcha chapeau bas vers l'officier; de sorte que les hommages de l'assemblée firent un quart de conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait l'ancien.
– Monsieur d'Artagnan, monsieur d'Artagnan, répétait dans ses joues énormes Mousqueton tout suant d'allégresse, monsieur d'Artagnan! Oh! quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon de Bracieux de Pierrefonds!
– Ce bon Mousqueton! Il est donc ici, ton maître?
– Vous êtes sur ses domaines.
– Mais, comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà fleuri! continuait d'Artagnan infatigable à détailler les changements que la bonne fortune avait apportés chez l'ancien affamé.
– Eh! oui, dieu merci! monsieur, dit Mousqueton, je me porte assez bien.
– Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet?
– À mon ami Planchet! Planchet, serait-ce toi par hasard? s'écria
Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux.
– Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir si tu n'étais pas devenu fier.
– Devenu fier avec un ancien ami! Jamais, Planchet. Tu n'as pas pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton.
– À la bonne heure! dit Planchet en descendant de son cheval et en tendant à son tour les bras à Mousqueton: ce n'est pas comme cette canaille de Bazin, qui m'a laissé deux heures sous un hangar sans même faire semblant de me reconnaître.
Et Planchet et Mousqueton s'embrassèrent avec une effusion qui toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus haute valeur la position de Mousqueton.
– Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu'il se fut débarrassé de l'étreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre ses mains derrière le dos de son ami; et maintenant, monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par d'autres que par moi; il ne me pardonnerait pas de m'être laissé devancer.
– Ce cher ami, dit d'Artagnan, évitant de donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau nom, il ne m'a donc pas oublié!
– Oublié! lui! s'écria Mousqueton, c'est-à-dire, monsieur, qu'il n'y a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de M. de Bassompierre.
D'Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires mélancoliques qui avaient survécu dans le plus profond de son coeur au désenchantement de ses jeunes années.
– Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez près de M. le comte d'Artagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que je vais prévenir monseigneur de son arrivée.
Et remontant, aidé de deux âmes charitables, sur son robuste cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur le sien, Mousqueton prit sur le gazon de l'avenue un petit galop qui témoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du quadrupède.
– Ah çà! mais voilà qui s'annonce bien! dit d'Artagnan; pas de mystère, pas de manteau, pas de politique par ici; on rit à gorge déployée, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges d'une aune; en vérité, il me semble que la nature elle-même est en fête, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont couverts de petits rubans verts et roses.
– Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens d'ici la plus délectable odeur de rôti, que je vois des marmitons se ranger en haie pour nous voir passer. Ah, monsieur! quel cuisinier doit avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et si bien manger quand il ne s'appelait encore que M. Porthos!
– Halte-là! dit d'Artagnan: tu me fais peur. Si la réalité répond aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira jamais de son bonheur, et je vais échouer près de lui comme j'ai échoué près d'Aramis.
XIII. Comment d'Artagnan s'aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
D'Artagnan franchit la grille et se trouva en face du château; il mettait pied à terre quand une sorte de géant apparut sur le perron. Rendons cette justice à d'Artagnan, qu'à part tout sentiment d'égoïsme le coeur lui battit avec joie à l'aspect de cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient un homme brave et bon.
Il courut à Porthos et se précipita dans ses bras; toute la valetaille, rangée en