Acté. Dumas Alexandre
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Quelques instants de silence succédèrent à cette brusque et sacrilège sortie. Amyclès et Acté regardaient leur hôte avec étonnement, et la conversation interrompue n'avait point encore repris son cours, lorsqu'un esclave entra, annonçant un messager de la part de Cneus Lentulus, le proconsul: le vieillard demanda si le messager s'adressait à lui ou à son hôte. L'esclave répondit qu'il l'ignorait; le licteur fut introduit.
Il venait pour l'étranger: le proconsul avait appris l'arrivée d'un navire dans le port, il savait que le maître de ce navire avait intention de disputer les prix, et il lui faisait donner l'ordre de venir inscrire son nom au palais préfectoral, et déclarer à laquelle des trois couronnes il aspirait. Le vieillard et Acté se levèrent pour recevoir les ordres du proconsul; Lucius les écouta couché.
Lorsque le licteur eut fini, Lucius tira de sa poitrine des tablettes d'ivoire enduites de cire, écrivit sur une des feuilles quelques lignes avec un stylet, appuya le chaton de sa bague au-dessous, et remit la réponse au licteur, en lui donnant l'ordre de la porter à Lentulus. Le licteur étonné hésita; Lucius fit un geste impératif; le soldat s'inclina et sortit. Alors Lucius fit claquer ses doigts pour appeler son esclave, tendit sa coupe que l'échanson remplit de vin, en but une partie à la prospérité de son hôte et de sa fille, et donna le reste à Sporus.
– Jeune homme, dit le vieillard, en interrompant le silence, tu te dis Romain, et cependant j'ai peine à le croire: si tu avais vécu dans la ville impériale, tu aurais appris à mieux obéir aux ordres des représentants de César: le proconsul est ici maître aussi absolu et aussi respecté que Claudius Néron l'est à Rome.
– As-tu oublié que les dieux au commencement du repas m'ont fait momentanément l'égal de l'empereur, en m'élisant roi du festin? Et quand as-tu vu un roi descendre de son trône pour se rendre aux ordres d'un proconsul?
– Tu as donc refusé? dit Acté avec effroi.
– Non, mais j'ai écrit à Lentulus que, s'il était curieux de savoir mon nom, et dans quel but j'étais venu à Corinthe, il n'avait qu'à venir le demander lui même.
– Et tu crois qu'il viendra? s'écria le vieillard.
– Sans doute, répondit Lucius.
– Ici, dans ma maison?
– Écoute, dit Lucius.
– Qu'y a-t-il?
– Le voilà qui frappe à la porte: je reconnais le bruit des faisceaux. Fais ouvrir, mon père, et laisse-nous seuls.
Le vieillard et sa fille se levèrent étonnés et allèrent eux-mêmes à la porte; Lucius resta couché.
Il ne s'était point trompé: c'était Lentulus lui-même; son front humide de sueur indiquait quelle promptitude il avait mise à se rendre à l'invitation de l'étranger: il demanda d'une voix rapide et altérée où était le noble Lucius, et, dès qu'on lui eut indiqué la chambre, il mit bas sa toge et entra dans le triclinium, qui se referma sur lui et dont les licteurs gardèrent aussitôt la porte.
Nul ne sut ce qui se passa dans cette entrevue. Au bout d'un quart-d'heure seulement le consul sortit, et Lucius vint rejoindre Amyclès et Acté sous le péristyle où ils se promenaient; sa figure était calme et souriante.
– Mon père, lui dit-il, la soirée est belle, ne voudrais-tu pas accompagner ton hôte jusqu'à la citadelle, d'où l'on dit qu'on embrasse une vue magnifique? puis je suis curieux de savoir si l'on a exécuté les ordres de César, qui, lorsqu'il a su que des jeux devaient être célébrés à Corinthe, a renvoyé l'ancienne statue de Vénus, afin qu'elle fût propice aux Romains qui viendraient vous disputer les couronnes.
– Hélas! mon fils, répondit Amyclès, je suis maintenant trop vieux pour servir de guide dans la montagne; mais voici Acté, qui est légère comme une nymphe, et qui t'accompagnera.
– Merci, mon père, je n'avais point demandé cette faveur de peur que Vénus ne fût jalouse, et ne se vengeât sur moi de la beauté de ta fille: mais tu me l'offres, j'aurai le courage de l'accepter.
Acté sourit en rougissant, et, sur un signe de son père, elle courut chercher un voile et revint aussi chastement drapée qu'une matrone romaine.
– Ma sœur a-t-elle fait quelque vœu, dit Lucius, ou bien, sans que je le sache, serait-elle prêtresse de Minerve, de Diane ou de Vesta?
– Non, mon fils, dit le vieillard en prenant le Romain par le bras et en le tirant à l'écart; mais Corinthe est la ville des courtisanes, tu le sais: en mémoire de ce que leur intercession a sauvé la ville de l'invasion de Xercès, nous les avons fait peindre dans un tableau, comme les Athéniens les portraits de leurs capitaines après la bataille de Marathon; depuis lors, nous craignons tellement d'en manquer, que nous en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l'Archipel et jusqu'en Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur sein découvert. Rassure-toi, Acté n'est point une prêtresse de Minerve, de Diane ni de Vesta; mais elle craint d'être prise pour une adoratrice de Vénus. Puis, haussant la voix: Allez, mes enfants, va ma fille, continua le vieillard, et, du haut de la colline, rappelle à notre hôte, en lui montrant les lieux qui les gardent, tous les vieux souvenirs de la Grèce: le seul bien qui reste à l'esclave et que ne peuvent lui arracher ses maîtres, c'est la mémoire du temps où il était libre.
Lucius et Acté se mirent en route, et en peu d'instants le Romain et la jeune fille eurent atteint la porte du nord, et s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la citadelle. Quoiqu'à vol d'oiseau elle parût à cinq cents pas à peine de la ville, il se repliait en tant de manières, qu'ils furent près d'une heure à le parcourir. Deux fois sur la route Acté s'arrêta: la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants de Médée; la seconde, pour lui faire remarquer la place où Bellérophon reçut des mains de Minerve le cheval Pégase; enfin ils arrivèrent à la citadelle, et, à l'entrée d'un temple qui y attenait, Lucius reconnut la statue de Vénus couverte d'armes brillantes, ayant à sa droite celle de l'Amour, et à sa gauche celle du Soleil, le premier dieu qu'on ait adoré à Corinthe: Lucius se prosterna et fit sa prière.
Cet acte de religion accompli, les deux jeunes gens prirent un sentier qui traversait le bois sacré et conduisait au sommet de la colline. La soirée était superbe, le ciel pur et la mer tranquille. La Corinthienne marchait devant, pareille à Vénus conduisant Énée sur la route de Carthage; et Lucius, qui venait derrière elle, s'avançait au travers d'un air embaumé des parfums de sa chevelure; de temps en temps elle se retournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattu son voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardents cette tête charmante à laquelle la marche donnait une animation nouvelle, et ce sein qu'il voyait haleter à travers la légère tunique qui le recouvrait. À mesure qu'ils montaient, le panorama prenait de l'étendue. Enfin à l'endroit le plus élevé de la colline, Acté s'arrêta sous un mûrier, et, s'appuyant contre lui pour reprendre haleine:
– Nous sommes arrivés, dit-elle à Lucius; que