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Cette fois-ci néanmoins, lord Crawford ne voulut pas prendre la place d'honneur qui lui avait été destinée; et exhortant les convives à la joie, il les regarda d'un air qui semblait annoncer qu'il jouissait de leurs plaisirs.
– Laissez-le faire, dit tout bas Cunningham à Lindesay, qui venait de présenter un verre de vin à leur noble commandant; il ne faut pas faire marcher les bœufs d'un autre plus vite qu'il ne veut: il y viendra de lui-même.
Dans le fait, le vieux lord, qui avait d'abord souri, secoua la tête et mit le verre sur la table sans y avoir touché. Un moment après, il y porta les lèvres, comme par distraction; et au même instant il se souvint heureusement que ce serait un mauvais augure s'il ne buvait pas à la santé du brave jeune homme qui venait d'entrer dans son corps. Il en fit la proposition; et, comme on peut bien le supposer, elle fut accueillie par de joyeuses acclamations. Il les informa ensuite qu'il avait rendu compte à maître Olivier de ce qui s'était passé dans la matinée; – et comme le tondeur de mentons, ajouta-t-il, n'a pas une grande affection pour le grand serre-cou, il s'est réuni à moi pour obtenir du roi un ordre qui enjoint au grand prévôt de suspendre toutes poursuites, quelque cause qu'elles puissent avoir, contre Quentin Durward, et de respecter, en toute occasion, les privilèges de la garde écossaise.
Ces mots excitèrent de nouvelles acclamations; les verres se remplirent de nouveau, et se remplirent au point que le vin pétillait sur les bords; on porta, par acclamation générale, la santé du noble lord Crawford, du soutien intrépide des droits et privilèges de ses concitoyens. La politesse du bon vieux lord ne lui permettait pas de se dispenser de faire raison aux braves militaires servant sous ses ordres, et tout en s'y prêtant, il se laissa tomber sur le grand fauteuil qui lui avait été préparé; puis appelant Quentin Durward près de lui, il lui fit, relativement à l'écosse et aux grandes familles de ce pays, beaucoup de questions à la plupart desquelles notre jeune homme n'était pas toujours en état de répondre.
Dans le cours de cet interrogatoire, le digne capitaine remplissait et vidait de temps en temps son verre, par forme de parenthèse, en disant que tout gentilhomme Écossais devait toujours se montrer bon convive, mais en ajoutant que les jeunes gens comme Quentin ne devaient se livrer au plaisir de la table qu'avec précaution, de peur de se laisser entraîner dans des excès. Il dit à cette occasion beaucoup d'excellentes choses, et enfin sa langue, occupée à faire l'éloge de la tempérance, commença à devenir plus épaisse que de coutume. Ce fut alors que l'ardeur militaire de la compagnie croissant en proportion que chaque flacon se vidait, Cunningham proposa de boire au prompt déploiement de l'Oriflamme (la bannière royale de la France).
– Et à un bon vent venant de Bourgogne pour l'agiter, ajouta Lindesay.
– Je porte cette santé avec toute l'âme qui reste dans ce corps usé, mes enfans! s'écria lord Crawford; et tout vieux que je suis, j'espère voir encore flotter cet étendard. écoutez-moi, camarades, continua-t-il, car le vin l'avait rendu un peu communicatif, vous êtes tous de fidèles serviteurs du royaume de France, pourquoi donc vous cacherais-je qu'il y a ici un envoyé de Charles, duc de Bourgogne, chargé d'un message qui ne parait pas d'une nature très-amicale.
– J'ai vu l'équipage, les chevaux et la suite du comte de Crèvecœur, à l'auberge voisine du bosquet des mûriers, dit un des convives. On assure que le roi ne lui permettra pas l'entrée du château.
– Puisse le ciel inspirer au roi de répondre vertement à ce message! s'écria Guthrie. Mais de quoi donc se plaint le duc de Bourgogne?
– D'une foule de griefs relativement aux frontières, répondit lord Crawford; mais surtout de ce que le roi a reçu sous sa protection une dame de son pays, une jeune comtesse qui s'est enfuie de Dijon parce que le duc, dont elle est la pupille, voulait la marier à son favori Campo Basso.
– Et est-elle venue seule ici, milord? demanda Lindesay.
– Non, pas tout-à-fait. Elle est accompagnée de la vieille comtesse, sa parente, qui a cédé aux désirs de sa cousine à cet égard.
– Et le roi, dit Cunningham, comme souverain féodal du duc, interviendra-t-il entre lui et sa pupille, sur laquelle Charles a les mêmes droits que, s'il était mort lui-même, Louis aurait sur l'héritière de Bourgogne?
– Le roi se déterminera, suivant sa coutume, d'après les règles de la politique; et vous savez qu'il n'a pas reçu ces dames ouvertement; il ne les a placées ni sous la protection de sa fille, la dame de Beaujeu, ni sous celle de la princesse Jeanne; de sorte que sans aucun doute, il se décidera d'après les circonstances. Il est notre maître; mais on peut dire, sans se rendre coupable de trahison, qu'il est en état de suivre les chiens de tous les princes de la chrétienté, et de courir le lièvre avec eux.
– Mais le duc de Bourgogne n'est pas homme à se laisser mettre en défaut, reprit Guthrie.
– Non sans doute; et c'est ce qui rend vraisemblable qu'il y aura maille à partir entre eux.
– Eh bien! milord, fasse saint André que cela arrive! s'écria le Balafré. On m'a prédit il y a dix ans, – il y en a vingt, je crois, – que je devais faire la fortune de ma maison par un mariage. Qui sait ce qui peut arriver, si nous venons une fois à nous battre pour l'honneur, l'amour et les dames, comme dans les vieux romans.
– Tu oses parler de l'amour et des dames, avec une telle tranchée sur ta figure! dit Guthrie.
– Autant vaut ne rien aimer que d'aimer une païenne, une Bohémienne, répliqua le Balafré.
– Halte-là! camarades, s'écria lord Crawford; vous ne devez jouter ensemble qu'avec des armes courtoises: un sarcasme n'est pas une plaisanterie. Soyez tous amis. Quant à la comtesse, elle est trop riche pour tomber en partage à un pauvre lord Écossais, sans quoi je mettrais moi-même en avant mes prétentions, avec mes quatre-vingts ans ou à peu près. Quoi qu'il en soit, voici pour porter sa santé; car on dit que c'est un astre de beauté.
– Je crois l'avoir vue ce matin, dit un autre archer, tandis que j'étais de garde à la dernière barrière; mais elle ressemblait à une lanterne sourde plutôt qu'à un astre, car elle et une autre dame furent amenées au château dans des litières bien fermées.
– Fi! Arnot; fi! dit lord Crawford: un soldat ne doit jamais parler de ce qu'il voit quand il est en faction. D'ailleurs, ajouta-t-il après une pause d'un instant, sa curiosité l'emportant sur la leçon de discipline qu'il avait cru à propos de donner, sur quoi jugez-vous que la comtesse Isabelle de Croye était dans une de ces litières?
– Tout ce que j'en sais, milord, répondit Arnot, c'est que mon coutelier, faisant prendre l'air à mes chevaux sur la route qui conduit au village, rencontra Doguin, le muletier, qui reconduisait les litières à l'auberge, car elles appartenaient au maître de l'hôtellerie du bosquet des mûriers, à l'enseigne des Fleurs-de-Lis,