contre nature fut pour elle une espèce d'humiliation et la source de bien des peines qu'elle ensevelissait dans son cœur. D'abord, son instinct si délicatement féminin lui disait qu'il est bien plus beau d'obéir à un homme de talent que de conduire un sot, et qu'une jeune épouse, obligée de penser et d'agir en homme, n'est ni femme ni homme, abdique toutes les grâces de son sexe en en perdant les malheurs, et n'acquiert aucun des priviléges que nos lois ont remis aux plus forts. Son existence cachait une bien amère dérision. N'était-elle pas obligée d'honorer une idole creuse, de protéger son protecteur, pauvre être qui, pour salaire d'un dévouement continu, lui jetait l'amour égoïste des maris, ne voyait en elle que la femme, ne daignait ou ne savait pas, injure tout aussi profonde, s'inquiéter de ses plaisirs, ni d'où venaient sa tristesse et son dépérissement? Comme la plupart des maris qui sentent le joug d'un esprit supérieur, le marquis sauvait son amour-propre en concluant de la faiblesse physique à la faiblesse morale de Julie qu'il se plaisait à plaindre en demandant compte au sort de lui avoir donné pour épouse une jeune fille maladive. Enfin, il se faisait la victime tandis qu'il était le bourreau. La marquise, chargée de tous les malheurs de cette triste existence, devait sourire encore à son maître imbécile, parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le bonheur sur un visage pâli par de secrets supplices. Cette responsabilité d'honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement à la jeune marquise une dignité de femme, une conscience de vertu qui lui servirent de sauvegarde contre les dangers du monde. Puis, pour sonder ce cœur à fond, peut-être le malheur intime et caché par lequel son premier, son naïf amour de jeune fille était couronné, lui fit-il prendre en horreur les passions; peut-être n'en conçut-elle ni l'entraînement, ni les joies illicites, mais délirantes, qui font oublier à certaines femmes les lois de sagesse, les principes de vertu sur lesquels la société repose. Renonçant, comme à un songe, aux douceurs, à la tendre harmonie que la vieille expérience de madame de Listomère-Landon lui avait promise, elle attendit avec résignation la fin de ses peines en espérant mourir jeune. Depuis son retour de Touraine, sa santé s'était chaque jour affaiblie, et la vie semblait lui être mesurée par la souffrance; souffrance élégante d'ailleurs, maladie presque voluptueuse en apparence, et qui pouvait passer aux yeux des gens superficiels pour une fantaisie de petite-maîtresse. Les médecins avaient condamné la marquise à rester couchée sur un divan, où elle s'étiolait au milieu des fleurs qui l'entouraient, en se fanant comme elles. Sa faiblesse lui interdisait la marche et le grand air; elle ne sortait qu'en voiture fermée. Sans cesse environnée de toutes les merveilles de notre luxe et de notre industrie modernes, elle ressemblait moins à une malade qu'à une reine indolente. Quelques amis, amoureux peut-être de son malheur et de sa faiblesse, sûrs de toujours la trouver chez elle, et spéculant sans doute aussi sur sa bonne santé future, venaient lui apporter les nouvelles et l'instruire de ces mille petits événements qui rendent à Paris l'existence si variée. Sa mélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie de l'opulence. La marquise d'Aiglemont ressemblait à une belle fleur dont la racine est rongée par un insecte noir. Elle allait parfois dans le monde, non par goût, mais pour obéir aux exigences de la position à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection de son chant pouvaient lui permettre d'y recueillir des applaudissements qui flattent presque toujours une jeune femme; mais à quoi lui servaient des succès qu'elle ne rapportait ni à des sentiments ni à des espérances? Son mari n'aimait pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujours gênée dans les salons où sa beauté lui attirait des hommages intéressés. Sa situation y excitait une sorte de compassion cruelle, une curiosité triste. Elle était atteinte d'une inflammation assez ordinairement mortelle, que les femmes se confient à l'oreille, et à laquelle notre néologie n'a pas encore su trouver de nom. Malgré le silence au sein duquel sa vie s'écoulait, la cause de sa souffrance n'était un secret pour personne. Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindres regards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter de rougir, n'apparaissait-elle jamais que riante, gaie; elle affectait une fausse joie, se disait toujours bien portante, ou prévenait les questions sur sa santé par de pudiques mensonges. Cependant, en 1817, un événement contribua beaucoup à modifier l'état déplorable dans lequel Julie avait été plongée jusqu'alors. Elle eut une fille, et voulut la nourrir. Pendant deux années, les vives distractions et les inquiets plaisirs que donnent les soins maternels lui firent une vie moins malheureuse. Elle se sépara nécessairement de son mari. Les médecins lui pronostiquèrent une meilleure santé; mais la marquise ne crut point à ces présages hypothétiques. Comme toutes les personnes pour lesquelles la vie n'a plus de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort un heureux dénouement.
Au commencement de l'année 1819, la vie lui fut plus cruelle que jamais. Au moment où elle s'applaudissait du bonheur négatif qu'elle avait su conquérir, elle entrevit d'effroyables abîmes. Son mari s'était, par degrés, déshabitué d'elle. Ce refroidissement d'une affection déjà si tiède et tout égoïste pouvait amener plus d'un malheur que son tact fin et sa prudence lui faisaient prévoir. Quoiqu'elle fût certaine de conserver un grand empire sur Victor et d'avoir obtenu son estime pour toujours, elle craignait l'influence des passions sur un homme si nul et si vaniteusement irréfléchi. Souvent ses amis la surprenaient livrée à de longues méditations; les moins clairvoyants lui en demandaient le secret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait ne songer qu'à des frivolités, comme s'il n'existait pas presque toujours un sens profond dans les pensées d'une mère de famille. D'ailleurs, le malheur aussi bien que le bonheur vrai nous mène à la rêverie. Parfois, en jouant avec son Hélène, Julie la regardait d'un œil sombre, et cessait de répondre à ces interrogations enfantines qui font tant de plaisir aux mères, pour demander compte de sa destinée au présent et à l'avenir. Ses yeux se mouillaient alors de larmes, quand soudain quelque souvenir lui rappelait la scène de la revue aux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père retentissaient derechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d'en avoir méconnu la sagesse. De cette désobéissance folle venaient tous ses malheurs; et souvent elle ne savait, entre tous, lequel était le plus difficile à porter. Non-seulement les doux trésors de son âme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamais parvenir à se faire comprendre de son mari, même dans les choses les plus ordinaires de la vie. Au moment où la faculté d'aimer se développait en elle plus forte et plus active, l'amour permis, l'amour conjugal s'évanouissait au milieu de graves souffrances physiques et morales. Puis elle avait pour son mari cette compassion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous les sentiments. Enfin, si ses conversations avec quelques amis, si les exemples, ou si certaines aventures du grand monde ne lui eussent pas appris que l'amour apportait d'immenses bonheurs, ses blessures lui auraient fait deviner les plaisirs profonds et purs qui doivent unir des âmes fraternelles. Dans le tableau que sa mémoire lui traçait du passé, la candide figure d'Arthur s'y dessinait chaque jour plus pure et plus belle, mais rapidement; car elle n'osait s'arrêter à ce souvenir. Le silencieux et timide amour du jeune Anglais était le seul événement qui, depuis le mariage, eût laissé quelques doux vestiges dans ce cœur sombre et solitaire. Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortés qui, graduellement, attristaient l'esprit de Julie, se reportaient-ils, par un jeu naturel de l'imagination, sur cet homme, dont les manières, les sentiments et le caractère paraissaient offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cette pensée avait toujours l'apparence d'un caprice, d'un songe. Après ce rêve impossible, toujours clos par des soupirs, Julie se réveillait plus malheureuse, et sentait encore mieux ses douleurs latentes quand elle les avait endormies sous les ailes d'un bonheur imaginaire. Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folie et d'audace, elle voulait des plaisirs à tout prix; mais, plus souvent encore, elle restait en proie à je ne sais quel engourdissement stupide, écoutait sans comprendre, ou concevait des pensées si vagues, si indécises, qu'elle n'eût pas trouvé de langage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés, dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle était obligée de dévorer ses larmes. A qui se serait-elle plainte? de qui pouvait-elle être entendue? Puis, elle avait cette extrême délicatesse de la femme, cette ravissante pudeur de sentiment qui consiste à taire une plainte inutile, à ne pas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier le vainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, ses propres vertus à monsieur d'Aiglemont, et se vantait de goûter le bonheur qui lui manquait. Toute sa finesse de femme était employée en pure perte