Partie carrée. Gautier Théophile
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A qui pouvait s'appliquer cette phrase, murmurée avec un accent étrange?
Les voitures, détournant le coin d'une rue, arrivèrent devant le porche de l'église.
Alors, l'homme que nos lecteurs ont déjà reconnu pour le voyageur si pressé rejeta son manteau en arrière, et parut s'affermir sur ses talons, comme quelqu'un qui touche à un moment suprême.
Le marchepied s'abattit. Amabel, s'appuyant légèrement sur la main de Benedict, allait descendre et pénétrer sous le porche, lorsque l'inconnu, ayant fait un profond salut à la fiancée, toucha le bras d'Arundell, qui se retourna vivement, tout étonné d'une semblable interruption dans un tel moment; car, tournant le dos à l'église, il n'avait pas vu s'avancer l'homme au manteau.
– Sidney! s'écria Benedict revenu du premier étourdissement.
– Lui-même! répondit d'un ton grave l'homme ainsi nommé.
– Et moi qui vous accusais d'indifférence. Venir ainsi des Indes pour assister à mon mariage! C'est donc à cause de cela que vous n'avez pas répondu à mes lettres; vous vouliez me ménager cette surprise.
– Benedict, j'avais un mot à vous dire, et c'est pour ce mot que je suis venu.
– Vous le direz plus tard. Tantôt je vous présenterai à ma femme, et, ma foi! vous êtes déjà tout présenté. Lady Arundell, sir Arthur Sidney.
– Non, il faut que je vous parle sur-le-champ, seul à seul, ne fût-ce qu'une minute.
Il y avait dans le regard de Sidney quelque chose de si ferme, dans sa voix un accent si impérieux, que Benedict, hésitant et laissant tomber la main d'Amabel, fit quelques pas du côté de son ami.
– Madame voudra bien pardonner mon insistance, dit Sidney en s'emparant du bras de Benedict avec un sourire d'une grâce affectée; je n'ai qu'une phrase à dire.
Et il entraîna Benedict jusqu'à l'angle de l'église, à l'entrée de la petite rue qui longe un des bas côtés.
Amabel s'était rassise à côté de sa tante, lady Eleanor Braybrooke, qui grommelait entre ses dents contre cette absurde interruption.
– Je vous demande un peu si cela a le sens commun: tomber ainsi des Indes pour intercepter un marié au seuil de l'église! Le moment est bien choisi pour débiter des balivernes!
– Sir Arthur Sidney est un original qui ne fait rien comme les autres, répondit Amabel; Benedict m'a souvent parlé de ses singularités.
– Est-ce qu'un homme bien né doit avoir des originaux pour amis! répliqua lady Braybrooke du ton le plus majestueusement dédaigneux.
Amabel sourit de l'indignation superbe de sa tante.
– Ce n'est pas moi, continua la douairière, qui de rouge était devenue cramoisie par les flots de colère qui lui montaient à la face, qui aurais permis à sir George-Alan Braybrooke de me planter là au moment de marcher à l'autel, fût-ce pour l'empire du monde… Mais il paraît qu'elle est longue, la phrase qu'avait à dire ce Sidney, que Dieu confonde!
La réflexion de lady Braybrooke, Amabel l'avait déjà faite; car elle penchait sa tête couronnée de fleurs virginales à la portière de la voiture, pour voir si Benedict ne revenait pas.
Rien ne paraissait encore à l'angle de l'église, le point le plus éloigné ou le brouillard permît à la vue de s'étendre.
La position devenait singulière et ridicule. Amabel et lady Braybrooke, aidées par sir William Bautry, descendirent de voiture et s'abritèrent sous le porche. Sir William s'offrit pour aller avertir Benedict et Sidney de l'inconvenance d'un pareil entretien prolongé si longtemps.
Les invités firent cercle, déjà étonnés, autour de miss Amabel Vyvyan, et l'engagèrent à pénétrer dans la nef. Les passants commençaient à regarder avec surprise cette belle jeune fille vêtue de blanc, cette fiancée sans époux, debout, sous cette voûte sombre.
En pénétrant dans l'église, Amabel sentit tomber sur ses épaules, à peine abritées par un léger voile de dentelles, un froid humide et claustral; il lui sembla être enveloppée pour toujours par la fraîcheur du couvent et du sépulcre. Elle eut comme le pressentiment de passer de la lumière dans l'ombre, du bruit dans le silence, de la vie dans la mort. Elle crut entendre se briser dans sa poitrine le ressort de sa destinée.
William Bautry revint pâle, consterné, ne sachant quelle expression donner à sa figure.
Il avait parcouru dans toute sa longueur la ruelle où étaient entrés Benedict et Sidney, fait le tour de l'église, fouillé les alentours…
Benedict et Sidney avaient disparu!
V
A peu près à la même heure où Amabel mettait la dernière main à sa toilette, dans une autre maison de Londres, une autre jeune fille se revêtait aussi, mais lentement et comme à regret, de ses voiles blancs de mariée.
Elle était belle, mais d'une pâleur extrême; d'imperceptibles fibrilles violettes marbraient ses paupières et accusaient des larmes récemment versées, dont le coin d'un mouchoir trempé dans l'eau fraîche n'avait pu faire disparaître complètement les traces; sa bouche contractée essayait vainement un sourire; les coins de ses lèvres, remontés avec effort, s'arquaient bientôt douloureusement. Une respiration saccadée et pénible soulevait son corsage; et, quand la femme de chambre s'approcha d'elle pour poser sur son front la couronne de fleurs d'oranger, une légère rougeur couvrit ses joues décolorées.
Miss Édith Harley avait plutôt l'air d'une victime que l'on pare pour le sacrifice que d'une jeune vierge marchant à l'autel pour faire un libre serment d'amour et de fidélité. Pourtant Édith n'était pas opprimée par des parents féroces. Un père barbare, une mère acariâtre ne forçaient pas son choix. On ne mettait pas d'autorité sa main pure et fine dans les griffes tordues par la goutte d'un vieillard obscène et monstrueux. Celui qu'elle allait épouser était un jeune homme, M. de Volmerange, beau, charmant et d'excellente famille, qui réunissait toutes les conditions faites pour plaire aux parents les plus positifs et aux jeunes filles les plus romanesques.
Elle avait même paru accepter volontairement les soins de M. de Volmerange, et, dans les entrevues qui avaient précédé l'arrangement de leur mariage, souvent ses yeux se tournaient vers le jeune comte avec une indéfinissable expression de mélancolie et d'amour. Mais, en général, la présence de M. de Volmerange causait à Édith un malaise et une inquiétude visibles seulement pour l'observateur, qui ne s'accordaient pas avec certains regards pleins d'un feu étrange pour une jeune fille d'ailleurs si modeste en apparence.
Haïssait-elle, aimait-elle M. de Volmerange? C'était un mystère difficile à pénétrer. Si elle ne l'aimait pas, pourquoi l'épousait-elle? Si elle l'aimait, pourquoi cette pâleur, pourquoi ces larmes, pourquoi cet abattement?
Édith, enfant unique, adorée de son père et de sa mère, n'avait qu'un mot à dire pour rompre cet hymen s'il lui déplaisait. Qui l'empêchait de dire ce mot? Tout autre mari proposé par elle eût été agréé de lord Harley et de sa femme, qui n'avaient d'autre but que le bonheur de leur fille chérie, et qu'aucun préjugé de caste n'eût décidé à la contrarier dans ses inclinations. Ils eussent accepté même un poète.
Quand les femmes d'Édith se furent acquittées de leur service,