La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac

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fines, et les six autres sont en grosse toile. Tu n'as que trois cravates de batiste, les trois autres sont en jaconas commun; et puis tes mouchoirs ne sont pas beaux. Trouveras-tu dans Paris une sœur pour te blanchir ton linge dans la journée où tu en auras besoin? il t'en faut bien davantage. Tu n'as qu'un pantalon de nankin fait cette année, ceux de l'année dernière te sont justes, il faudra donc te faire habiller à Paris, les prix de Paris ne sont pas ceux d'Angoulême. Tu n'as que deux gilets blancs de mettables, j'ai déjà raccommodé les autres. Tiens, je te conseille d'emporter deux mille francs.

      En ce moment David, qui entrait, parut avoir entendu ces deux derniers mots, car il examina le frère et la sœur en gardant le silence.

      — Ne me cachez rien, dit-il.

      — Eh! bien, s'écria Ève, il part avec elle.

      — Postel, dit madame Chardon en entrant sans voir David, consent à prêter les mille francs, mais pour six mois seulement, et il veut une lettre de change de toi acceptée par ton beau-frère, car il dit que tu n'offres aucune garantie.

      La mère se retourna, vit son gendre, et ces quatre personnes gardèrent un profond silence. La famille Chardon sentait combien elle avait abusé de David. Tous étaient honteux. Une larme roula dans les yeux de l'imprimeur.

      — Tu ne seras donc pas à mon mariage? dit-il, tu ne resteras donc pas avec nous? Et moi qui ai dissipé tout ce que j'avais! Ah, Lucien, moi qui apportais à Ève ses pauvres petits bijoux de mariée, je ne savais pas, dit-il en essuyant ses yeux et tirant des écrins de sa poche, avoir à regretter de les avoir achetés.

      Il posa plusieurs boîtes couvertes en maroquin sur la table, devant sa belle-mère.

      — Pourquoi pensez-vous tant à moi? dit Ève avec un sourire d'ange qui corrigeait sa parole.

      — Chère maman, dit l'imprimeur, allez dire à monsieur Postel que je consens à donner ma signature, car je vois sur ta figure, Lucien, que tu es bien décidé à partir.

      Lucien inclina mollement et tristement la tête en ajoutant un moment après: — Ne me jugez pas mal, mes anges aimés. Il prit Ève et David, les embrassa, les rapprocha de lui, les serra en disant: — Attendez les résultats, et vous saurez combien je vous aime. David, à quoi servirait notre hauteur de pensée, si elle ne nous permettait pas de faire abstraction des petites cérémonies dans lesquelles les lois entortillent les sentiments? Malgré la distance, mon âme ne sera-t-elle pas ici? la pensée ne nous réunira-t-elle pas? N'ai-je pas une destinée à accomplir? Les libraires viendront-ils chercher ici mon Archer de Charles IX, et les Marguerites? Un peu plus tôt, un peu plus tard, ne faut-il pas toujours faire ce que je fais aujourd'hui, puis-je jamais rencontrer des circonstances plus favorables? N'est-ce pas toute ma fortune que d'entrer pour mon début à Paris dans le salon de la marquise d'Espard?

      — Il a raison, dit Ève. Vous-même ne me disiez-vous pas qu'il devait aller promptement à Paris?

      David prit Ève par la main, l'emmena dans cet étroit cabinet où elle dormait depuis sept années, et lui dit à l'oreille: — Il a besoin de deux mille francs, disais-tu, mon amour? Postel n'en prête que mille.

      Ève regarda son prétendu par un regard affreux qui disait toutes ses souffrances.

      — Écoute, mon Ève adorée, nous allons mal commencer la vie. Oui, mes dépenses ont absorbé tout ce que je possédais. Il ne me reste que deux mille francs, et la moitié est indispensable pour faire aller l'imprimerie. Donner mille francs à ton frère, c'est donner notre pain, compromettre notre tranquillité. Si j'étais seul, je sais ce que je ferais; mais nous sommes deux. Décide.

      Ève éperdue se jeta dans les bras de son amant, le baisa tendrement et lui dit à l'oreille, tout en pleurs: — Fais comme si tu étais seul, je travaillerai pour regagner cette somme!

      Malgré le plus ardent baiser que deux fiancés aient jamais échangé, David laissa Ève abattue, et revint trouver Lucien.

      — Ne te chagrine pas, lui dit-il, tu auras tes deux mille francs.

      — Allez voir Postel, dit madame Chardon, car vous devez signer tous deux le papier.

      Quand les deux amis remontèrent, ils surprirent Ève et sa mère à genoux, qui priaient Dieu. Si elles savaient combien d'espérances le retour devait réaliser, elles sentaient en ce moment tout ce qu'elles perdaient dans cet adieu; car elles trouvaient le bonheur à venir payé trop cher par une absence qui allait briser leur vie, et les jeter dans mille craintes sur les destinées de Lucien.

      — Si jamais tu oubliais cette scène, dit David à l'oreille de Lucien, tu serais le dernier des hommes.

      L'imprimeur jugea sans doute ces graves paroles nécessaires, l'influence de madame de Bargeton ne l'épouvantait pas moins que la funeste mobilité de caractère qui pouvait tout aussi bien jeter Lucien dans une mauvaise comme dans une bonne voie. Ève eut bientôt fait le paquet de Lucien. Ce Fernand Cortès littéraire emportait peu de chose. Il garda sur lui sa meilleure redingote, son meilleur gilet et l'une de ses deux chemises fines. Tout son linge, son fameux habit, ses effets et ses manuscrits formèrent un si mince paquet, que, pour le cacher aux regards de madame de Bargeton, David proposa de l'envoyer par la diligence à son correspondant, un marchand de papier, auquel il écrirait de le tenir à la disposition de Lucien.

      Malgré les précautions prises par Madame de Bargeton pour cacher son départ, monsieur du Châtelet l'apprit et voulut savoir si elle ferait le voyage seule ou accompagné de Lucien; il envoya son valet de chambre à Ruffec, avec la mission d'examiner toutes les voitures qui relaieraient à la poste.

      — Si elle enlève son poète, pensa-t-il, elle est à moi.

      Lucien partit le lendemain au petit jour, accompagné de David qui s'était procuré un cabriolet et un cheval en annonçant qu'il allait traiter d'affaires avec son père, petit mensonge qui dans les circonstances actuelles était probable. Les deux amis se rendirent à Marsac, où ils passèrent une partie de la journée chez le vieil Ours; puis le soir ils allèrent au delà de Mansle attendre madame de Bargeton, qui arriva vers le matin. En voyant la vieille calèche sexagénaire qu'il avait tant de fois regardée sous la remise, Lucien éprouva l'une des plus vives émotions de sa vie, il se jeta dans les bras de David, qui lui dit: — Dieu veuille que ce soit pour ton bien!

      L'imprimeur remonta dans son méchant cabriolet, et disparut le cœur serré: il avait d'horribles pressentiments sur les destinées de Lucien à Paris.

      DEUXIÈME PARTIE.

      UN GRAND HOMME DE PROVINCE A PARIS

      Ni Lucien, ni madame de Bargeton, ni Gentil, ni Albertine, la femme de chambre, ne parlèrent jamais des événements de ce voyage; mais il est à croire que la présence continuelle des gens le rendit fort maussade pour un amoureux qui s'attendait à tous les plaisirs d'un enlèvement. Lucien, qui allait en poste pour la première fois de sa vie, fut très-ébahi de voir semer sur la route d'Angoulême à Paris presque toute la somme qu'il destinait à sa vie d'une année. Comme les hommes qui unissent les grâces de l'enfance à la force du talent, il eut le tort d'exprimer ses naïfs étonnements à l'aspect des choses nouvelles pour lui. Un homme doit bien étudier une femme avant de lui laisser voir ses émotions et ses pensées comme elles se produisent. Une maîtresse aussi tendre que grande sourit aux enfantillages et les comprend; mais pour peu qu'elle ait de la vanité, elle ne pardonne pas à son amant de s'être montré enfant, vain ou petit. Beaucoup

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