Moll Flanders. Defoe Daniel
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Les dames me donnaient aussi fréquemment de leurs hardes ou de celles de leurs enfants; des bas, des jupons, des habits, les unes telle chose, les autres telle autre, et ma vieille femme soignait tout cela pour moi comme une mère, m'obligeait à raccommoder, et à tourner tout au meilleur usage: car c'était une rare et excellente ménagère.
À la fin, une des dames se prit d'un tel caprice pour moi qu'elle désirait m'avoir chez elle, dans sa maison, pour un mois, dit-elle, afin d'être en compagnie de ses filles.
Vous pensez que cette invitation était excessivement aimable de sa part; toutefois, comme lui dit ma bonne femme, à moins qu'elle se décidât à me garder pour tout de bon, elle ferait à la petite dame de qualité plus de mal que de bien. – «Eh bien, dit la dame, c'est vrai; je la prendrai chez moi seulement pendant une semaine, pour voir comment mes filles et elles s'accordent, et comment son caractère me plaît, et ensuite je vous en dirai plus long; et cependant, s'il vient personne la voir comme d'ordinaire, dites-leur seulement que vous l'avez envoyée en visite à ma maison.»
Ceci était prudemment ménagé, et j'allai faire visite à la dame, où je me plus tellement avec les jeunes demoiselles, et elles si fort avec moi, que j'eus assez à faire pour me séparer d'elles, et elles en furent aussi fâchées que moi-même.
Je les quittai cependant et je vécus presque une année encore avec mon honnête vielle femme; et je commençais maintenant de lui être bien utile; car j'avais presque quatorze ans, j'étais grande pour mon âge, et j'avais déjà l'air d'une petite femme; mais j'avais pris un tel goût de l'air de qualité dont on vivait dans la maison de la dame, que je ne me sentais plus tant à mon aise dans mon ancien logement; et je pensais qu'il était beau d'être vraiment dame de qualité, car j'avais maintenant des notions tout à fait différentes sur les dames de qualité; et comme je pensais qu'il était beau d'être une dame de qualité, ainsi j'aimais être parmi les dames de qualité, et voilà pourquoi je désirais ardemment y retourner.
Quand j'eus environ quatorze ans et trois mois, ma bonne vieille nourrice (ma mère, je devrais l'appeler) tomba malade et mourut. Je me trouvai alors dans une triste condition, en vérité; car ainsi qu'il n'y a pas grand'peine à mettre fin à la famille d'une pauvre personne une fois qu'on les a tous emmenés au cimetière, ainsi la pauvre bonne femme étant enterrée, les enfants de la paroisse furent immédiatement enlevés par les marguilliers; l'école était finie et les externes qui y venaient n'avaient plus qu'à attendre chez eux qu'on les envoyât ailleurs; pour ce qu'elle avait laissé, une fille à elle, femme mariée, arriva et balaya tout; et, comme on emportait les meubles, on ne trouva pas autre chose à me dire que de conseiller par plaisanterie à la petite dame de qualité de s'établir maintenant à son compte, si elle le voulait.
J'étais perdue presque de frayeur, et je ne savais que faire; car j'étais pour ainsi dire mise à la porte dans l'immense monde, et, ce qui était encore pire, la vieille honnête femme avait gardé par devers elle vingt et deux shillings à moi, qui étaient tout l'état que la petite dame de qualité avait au monde; et quand je les demandai à la fille, elle me bouscula et me dit que ce n'étaient point ses affaires.
Il était vrai que la bonne pauvre femme en avait parlé à sa fille, disant que l'argent se trouvait à tel endroit, et que c'était l'argent de l'enfant, et qu'elle m'avait appelée une ou deux fois pour me le donner, mais je ne me trouvais malheureusement pas là, et lorsque je revins, elle était hors la condition de pouvoir en parler; toutefois la fille fut assez honnête ensuite pour me le donner, quoiqu'elle m'eût d'abord à ce sujet traitée si cruellement.
Maintenant j'étais une pauvre dame de qualité, en vérité, et juste cette même nuit j'allais être jetée dans l'immense monde; car la fille avait tout emporté, et je n'avais pas tant qu'un logement pour y aller, ou un bout de pain à manger; mais il semble que quelques-uns des voisins prirent une si grande pitié de moi, qu'ils en informèrent la dame dans la famille de qui j'avais été; et immédiatement elle envoya sa servante pour me chercher; et me voilà partie avec elles, sac et bagages, et avec le cœur joyeux, vous pouvez bien penser; la terreur de ma condition avait fait une telle impression sur moi, que je ne voulais plus être dame de qualité, mais bien volontiers servante, et servante de telle espèce pour laquelle on m'aurait crue bonne.
Mais ma nouvelle généreuse maîtresse avait de meilleures pensées pour moi. Je la nomme généreuse, car autant elle excédait la bonne femme avec qui j'avais vécu avant en tout, qu'en état; je dis en tout, sauf en honnêteté; et pour cela, quoique ceci fût une dame bien exactement juste, cependant je ne dois pas oublier de dire en toutes occasions, que la première, bien que pauvre, était aussi foncièrement honnête qu'il est possible.
Je n'eus pas plus tôt été emmenée par cette bonne dame de qualité, que la première dame, c'est-à-dire madame la femme du maire, envoya ses filles pour prendre soin de moi; et une autre famille qui m'avait remarquée, quand j'étais la petite dame de qualité, me fit chercher, après celle-là, de sorte qu'on faisait grand cas de moi; et elles ne furent pas peu fâchées, surtout madame la femme du maire, que son amie m'eût enlevée à elle; car disait-elle, je lui appartenais par droit, elle ayant été la première qui eût pris garde à moi; mais celles qui me tenaient ne voulaient pas me laisser partir; et, pour moi, je ne pouvais être mieux que là où j'étais.
Là, je continuai jusqu'à ce que j'eusse entre dix-sept et dix-huit ans, et j'y trouvai tous les avantages d'éducation qu'on peut s'imaginer; cette dame avait des maîtres qui venaient pour enseigner à ses filles à danser, à parler français et à écrire, et d'autres pour leur enseigner la musique; et, comme j'étais toujours avec elles, j'apprenais aussi vite qu'elles; et quoique les maîtres ne fussent pas appointés pour m'enseigner, cependant j'apprenais par imitation et questions tout ce qu'elles apprenaient par instruction et direction. Si bien qu'en somme j'appris à danser et à parler français aussi bien qu'aucune d'elles et à chanter beaucoup mieux, car j'avais une meilleure voix qu'aucune d'elles; je ne pouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou de l'épinette, parce que je n'avais pas d'instruments à moi pour m'y exercer, et que je ne pouvais toucher les leurs que par intervalles, quand elles les laissaient; mais, pourtant, j'appris suffisamment bien, et finalement les jeunes demoiselles eurent deux instruments, c'est-à-dire un clavecin et une épinette aussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes; mais, pour ce qui est de danser, elles ne pouvaient mais que je n'apprisse les danses de campagne, parce qu'elles avaient toujours besoin de moi pour faire un nombre égal, et, d'autre part, elles mettaient aussi bon cœur à m'apprendre tout ce qu'on leur avait enseigné à elles-mêmes que moi à profiter de leurs leçons.
Par ces moyens j'eus, comme j'ai dit, tous les avantages d'éducation que j'aurais pu avoir, si j'avais été autant demoiselle de qualité que l'étaient celles avec qui je vivais, et, en quelques points, j'avais l'avantage sur mesdemoiselles, bien qu'elles fussent mes supérieures: en ce que tous mes dons étaient de nature et que toutes leurs fortunes n'eussent pu fournir. D'abord j'étais jolie, avec plus d'apparence qu'aucune d'elles; deuxièmement j'étais mieux faite; troisièmement, je chantais mieux, par quoi je veux dire que j'avais une meilleure voix; en quoi vous me permettrez de dire, j'espère, que je ne donne pas mon propre jugement, mais l'opinion de tous ceux qui connaissaient la famille.
J'avais avec tout cela, la commune vanité de mon sexe, en ce qu'étant réellement considérée comme très jolie, ou, si vous voulez, comme une grande beauté, je le savais fort bien, et j'avais une aussi bonne opinion de moi-même qu'homme du monde, et surtout j'aimais à en entendre parler les gens, ce qui arrivait souvent et me donnait une grande satisfaction.
Jusqu'ici mon histoire a été aisée à dire, et dans toute cette partie de ma vie, j'avais non seulement la réputation de vivre dans une très bonne famille, mais aussi la renommée d'une jeune fille bien sobre, modeste et vertueuse, et telle j'avais