La tentation de Saint Antoine. Gustave Flaubert
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Tiens, tiens! pour toi! encore!.. Mais voilà qu'un chatouillement me parcourt. Quel supplice! quels délices! ce sont comme des baisers. Ma moelle se fond! je meurs!
Et il voit en face de lui trois cavaliers montés sur des onagres, vêtus de robes vertes, tenant des lis à la main et se ressemblant tous de figure.
Antoine se retourne, et il voit trois autres cavaliers semblables, sur de pareils onagres, dans la même attitude.
Il recule. Alors les onagres, tous à la fois, font un pas et frottent leur museau contre lui, en essayant de mordre son vêtement. Des vois crient: «Par ici, par ici, c'est là!» Et des étendards paraissent entre les fentes de la montagne avec des têtes de chameau en licol de soie rouge, des mulets chargés de bagages, et des femmes couvertes de voiles jaunes, montées à califourchon sur des chevaux-pies.
Les bêtes haletantes se couchent, Ses esclaves se précipitent sur les ballots, on déroule des tapis bariolés, on étale par terre des choses qui brillent.
Un éléphant blanc, caparaçonné d'un filet d'or, accourt, en secouant le bouquet de plumes d'autruche attaché à son frontal.
Sur son dos, parmi des coussins de laine bleue, jambes croisées, paupières à demi closes et se balançant la tête, il y a une femme si splendidement vêtue qu'elle envoie des rayons autour d'elle. La foule se prosterne, l'éléphant plie les genoux, et
LA REINE DE SABA
se laissant glisser le long de son épaule, descend sur les tapis et s'avance vers saint Antoine.
Sa robe en brocart d'or, divisée régulièrement par des falbalas de perles, de jais et de saphirs, lui serre la taille dans un corsage étroit, rehaussé d'applications de couleur, qui représentent les douze signes du Zodiaque. Elle a des patins très-hauts, dont l'un est noir et semé d'étoiles d'argent, avec un croissant de lune, – et l'autre, qui est blanc, est couvert de gouttelettes d'or avec un soleil au milieu.
Ses larges manches, garnies d'émeraudes et de plumes d'oiseau, laissent voir à nu son petit bras rond, orné au poignet d'un bracelet d'ébène, et ses mains chargées de bagues se terminent par des ongles si pointus que le bout de ses doigts ressemble presque à des aiguilles.
Une chaîne d'or plate, lui passant sous le menton, monte le long de ses joues, s'enroule en spirale autour de sa coiffure, poudrée de poudre bleue; puis, redescendant, lui effleure les épaules et vient s'attacher sur sa poitrine à un scorpion de diamant, qui allonge la langue entre ses seins. Deux grosses perles blondes tirent ses oreilles. Le bord de ses paupières est peint en noir. Elle a sur la pommette gauche une tache brune naturelle; et elle respire en ouvrant la bouche, comme si son corset la gênait.
Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert à manche d'ivoire, entouré de sonnettes vermeilles; – et douze négrillons crépus portent la longue- queue de sa robe, dont un singe tient l'extrémité qu'il soulève de temps à autre.
Elle dit:
Ah! bel ermite! bel ermite! mon coeur défaille!
A force de piétiner d'impatience il m'est venu des calus au talon, et j'ai cassé un de mes ongles! J'envoyais des bergers qui restaient sur les montagnes la main étendue devant les yeux, et des chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes en disant à chaque passant: «L'avez-vous vu?»
La nuit, je pleurais, le visage tourné vers le muraille. Mes larmes, à la longue, ont fait deux petits trous dans la mosaïque, comme des flaques d'eau de mer dans les rochers, car, je t'aime! Oh! oui! beaucoup!
Elle lui prend la barbe.
Ris donc, bel ermite! ris donc! Je suis très-gaie, tu verras! Je pince de la lyre, je danse comme une abeille, et je sais une foule d'histoires à raconter toutes plus divertissantes les unes que les autres.
Tu n'imagines pas la longue route que nous avons faite. Voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue!
Les onagres sont étendus par terre, sans mouvement.
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d'un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, la queue toujours droite, le jarret toujours plié, et galopant toujours. On n'en retrouvera pas de pareils! Ils me venaient de mon grand-père maternel, l'empereur Saharil, fils d'Iakhschab, fils d'Iaarab, fils de Kastan. Ah! s'ils vivaient encore nous les attellerions à une litière pour nous en retourner vite à la maison! Mais … comment?.. à quoi songes-tu?
Elle l'examine.
Ah! quand tu seras mon mari, je t'habillerai, je te parfumerai, je t'épilerai.
Antoine reste immobile, plus roide qu'un pieu, pâle comme un mort.
Tu as l'air triste; est-ce de quitter ta cabane? Moi, j'ai tout quitté pour toi, – jusqu'au roi Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse, vingt mille chariots de guerre, et une belle barbe! Je t'ai apporté mes cadeaux de noces. Choisis.
Elle se promène entre les rangées d'esclaves et les marchandises.
Voici du baume de Génézareth, de l'encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamone, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d'Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d'Élisa; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d'Assyrie, – et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d'or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d'Issedonie, des escarboucles de l'île Palaesimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, – animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d'Émath, et ces franges à manteau de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a … mais viens donc! Viens donc!
Elle tire saint Antoine par la manche. Il résiste. Elle continue:
Ce tissu mince, qui craque sous les doigts avec un bruit d'étincelles, est la fameuse toile jaune apportée par les marchands de la Bactriane. Il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage. Je t'en ferai faire des robes, que tu mettras à la maison.
Poussez les crochets de l'étui en sycomore, et donnez-moi la cassette d'ivoire qui est au garrot de mon éléphant!
On retire d'une boîte quelque chose de rond couvert d'un voile, et l'on apporte un petit coffret chargé de ciselures.
Veux-tu le bouclier de Dgian-ben-Dgian, celui qui a bâti les Pyramides? le voilà! Il est composé de sept peaux de dragon mises l'une sur l'autre, jointes par des vis de diamant, et qui ont été tannées dans de la bile de parricide. Il représente, d'un côté, toutes les guerres qui ont eu lieu depuis l'invention des armes, et, de l'autre, toutes les guerres qui auront lieu jusqu'à la fin du monde. La foudre rebondit dessus, comme une balle de liége. Je vais le passer à ton bras, et tu le porteras à la chasse.
Mais si tu savais ce que j'ai dans ma petite boîte! Retourne-la, tâche de l'ouvrir! Personne n'y parviendrait; embrasse-moi; je te le dirai.
Elle prend saint Antoine par les deux joues; il la repousse à bras tendus.
C'était une nuit que le roi Salomon perdait la tête. Enfin nous conclûmes un marché. Il se leva, et sortant à pas de loup …
Elle fait une pirouette.
Ah! ah! bel ermite!