Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant

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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10 - Guy de Maupassant

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deux font quatre et en dehors des règles académiques. Tout le côté droit de ma toile représentait une roche, une énorme roche à verrues, couverte de varechs bruns, jaunes et rouges, sur qui le soleil coulait comme de l’huile. La lumière, sans qu’on vît l’astre caché derrière moi, tombait sur la pierre et la dorait de feu. C’était ça. Un premier plan étourdissant de clarté, enflammé, superbe.

      A gauche la mer, pas la mer bleue, la mer d’ardoise, mais la mer de jade, verdâtre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé.

      J’étais tellement content de mon travail que je dansais en le rapportant à l’auberge. J’aurais voulu que le monde entier le vît tout de suite. Je me rappelle que je le montrai à une vache au bord du sentier, en lui criant:

      «Regarde ça, ma vieille. Tu n’en verras pas souvent de pareilles.»

      En arrivant devant la maison, j’appelai aussitôt la mère Lecacheur en braillant à tue-tête:

      «Ohé! ohé! La patronne, amenez-vous et pigez-moi ça.»

      La paysanne arriva et considéra mon œuvre de son œil stupide qui ne distinguait rien, qui ne voyait même pas si cela représentait un bœuf ou une maison.

      Miss Harriet rentrait, et elle passait derrière moi juste au moment où, tenant ma toile à bout de bras, je la montrais à l’aubergiste. La démoniaque ne put pas ne pas la voir, car j’avais soin de présenter la chose de telle sorte qu’elle n’échappât point à son œil. Elle s’arrêta net, saisie, stupéfaite. C’était sa roche, paraît-il, celle où elle grimpait pour rêver à son aise.

      Elle murmura un «Aoh!» britannique si accentué et si flatteur, que je me tournai vers elle en souriant; et je lui dis:

      – C’est ma dernière étude, mademoiselle.

      Elle murmura, extasiée, comique et attendrissante:

      – «Oh! monsieur, vô comprené le nature d’une fâçon palpitante.»

      Je rougis, ma foi, plus ému par ce compliment que s’il fût venu d’une reine. J’étais séduit, conquis, vaincu. Je l’aurais embrassée, parole d’honneur!

      Je m’assis à table à côté d’elle, comme toujours. Pour la première fois elle parla, continuant à haute voix sa pensée: «Oh! j’aimé tant le nature!»

      Je lui offris du pain, de l’eau, du vin. Elle acceptait maintenant avec un petit sourire de momie. Et je commençai à causer paysage.

      Après le repas, nous étant levés ensemble, nous nous mîmes à marcher à travers la cour; puis, attiré sans doute par l’incendie formidable que le soleil couchant allumait sur la mer, j’ouvris la barrière qui donnait vers la falaise, et nous voilà partis côte à côte, contents comme deux personnes qui viennent de se comprendre et de se pénétrer.

      C’était un soir tiède, amolli, un de ces soirs de bien-être où la chair et l’esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout est charme. L’air tiède, embaumé, plein de senteurs d’herbes et de senteurs d’algues, caresse l’odorat de son parfum sauvage, caresse le palais de sa saveur marine, caresse l’esprit de sa douceur pénétrante. Nous allions maintenant au bord de l’abîme, au-dessus de la vaste mer qui roulait, à cent mètres sous nous, ses petits flots. Et nous buvions, la bouche ouverte et la poitrine dilatée, ce souffle frais qui avait passé l’Océan et qui nous glissait sur la peau, lent et salé par le long baiser des vagues.

      Serrée dans son châle à carreaux, l’air inspiré, les dents au vent, l’Anglaise regardait l’énorme soleil s’abaisser vers la mer. Devant nous, là-bas, là-bas, à la limite de la vue, un trois-mâts couvert de voiles dessinait sa silhouette sur le ciel enflammé, et un vapeur, plus proche, passait en déroulant sa fumée qui laissait derrière lui un nuage sans fin traversant tout l’horizon.

      Le globe rouge descendait toujours, lentement. Et bientôt il toucha l’eau, juste derrière le navire immobile qui apparut, comme dans un cadre de feu, au milieu de l’astre éclatant. Il s’enfonçait peu à peu, dévoré par l’Océan. On le voyait plonger, diminuer, disparaître. C’était fini. Seul le petit bâtiment montrait toujours son profil découpé sur le fond d’or du ciel lointain.

      Miss Harriet contemplait d’un regard passionné la fin flamboyante du jour. Et elle avait certes une envie immodérée d’étreindre le ciel, la mer, tout l’horizon.

      Elle murmura: «Aoh! J’aimé… j’aimé… j’aimé…» Je vis une larme dans son œil. Elle reprit: «Je vôdré être une petite oiseau pour m’envolé dans le firmament.»

      Et elle restait debout, comme je l’avais vue souvent, piquée sur la falaise, rouge aussi dans son châle de pourpre. J’eus envie de la croquer sur mon album. On eût dit la caricature de l’extase.

      Je me retournai pour ne pas sourire.

      Puis je lui parlai peinture, comme j’aurais fait à un camarade, notant les tons, les valeurs, les vigueurs, avec des termes du métier. Elle m’écoutait attentivement, comprenant, cherchant à deviner le sens obscur des mots, à pénétrer ma pensée. De temps en temps elle prononçait: «Oh! je comprené, je comprené. C’été très palpitante.»

      Nous rentrâmes.

      Le lendemain, en m’apercevant, elle vint vivement me tendre la main. Et nous fûmes amis tout de suite.

      C’était une brave créature qui avait une sorte d’âme à ressorts, partant par bonds dans l’enthousiasme. Elle manquait d’équilibre, comme toutes les femmes restées filles à cinquante ans. Elle semblait confite dans une innocence surie; mais elle avait gardé au cœur quelque chose de très jeune, d’enflammé. Elle aimait la nature et les bêtes, de l’amour exalté, fermenté comme une boisson trop vieille, de l’amour sensuel qu’elle n’avait point donné aux hommes.

      Il est certain que la vue d’une chienne allaitant, d’une jument courant dans un pré avec son poulain dans les jambes, d’un nid d’oiseau plein de petits, piaillant, le bec ouvert, la tête énorme, le corps tout nu, la faisait palpiter d’une émotion exagérée.

      Pauvres êtres solitaires, errants et tristes des tables d’hôte, pauvres êtres ridicules et lamentables, je vous aime depuis que j’ai connu celui-là!

      Je m’aperçus bientôt qu’elle avait quelque chose à me dire, mais elle n’osait point, et je m’amusais de sa timidité. Quand je partais, le matin, avec ma boîte sur le dos, elle m’accompagnait jusqu’au bout du village, muette, visiblement anxieuse et cherchant ses mots pour commencer. Puis elle me quittait brusquement et s’en allait vite, de son pas sautillant.

      Un jour enfin elle prit courage: «Je vôdré voir vô comment vô faites le peinture? Volé vô? Je été très curieux». Et elle rougissait comme si elle eût prononcé des paroles extrêmement audacieuses.

      Je l’emmenai au fond du Petit-Val, où je commençais une grande étude.

      Elle resta debout derrière moi, suivant tous mes gestes avec une attention concentrée.

      Puis soudain, craignant peut-être de me gêner, elle me dit «Merci» et s’en alla.

      Mais en peu de temps elle devint plus familière et elle se mit à m’accompagner chaque jour avec un plaisir visible. Elle apportait sous son bras son pliant, ne voulant point permettre que je le prisse, et elle s’asseyait à mon côté. Elle

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