Une page d'amour. Emile Zola
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L'enveloppe portait bien son nom et son adresse, d'une grosse écriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme des capucins de cartes. Et dès qu'elle fut parvenue à comprendre, arrêtée à chaque ligne par des tournures et une orthographe extraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C'était une lettre de la tante de Rosalie, qui lui envoyait Zéphyrin Lacour, tombé au sort «malgré deux messes dites par monsieur le curé». Alors, attendu que Zéphyrin était l'amoureux de Rosalie, elle priait madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il y avait trois pages où cette demande revenait dans les mêmes termes, de plus en plus embrouillés, avec un effort constant de dire quelque chose qui n'était pas dit. Puis, avant de signer, la tante semblait avoir trouvé tout d'un coup, et elle avait écrit: «Monsieur le curé le permet,» en écrasant sa plume au milieu d'un éclaboussement de pâtés.
Hélène plia lentement la lettre. Tout en la déchiffrant, elle avait levé deux ou trois fois la tête, pour jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il était toujours collé contre le mur, et ses lèvres remuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d'un léger mouvement du menton; sans doute il savait la lettre par coeur.
– Alors, c'est vous qui êtes Zéphyrin Lacour? dit-elle.
Il se mit à rire, il branla le cou.
– Entrez, mon ami; ne restez pas là.
Il se décida à la suivre, mais il se tint debout près de la porte, pendant qu'Hélène s'asseyait. Elle l'avait mal vu, dans l'ombre de l'antichambre. Il devait avoir juste la taille de Rosalie; un centimètre de moins, et il était réformé. Les cheveux roux, tondus très-ras, sans un poil de barbe, il avait une face toute ronde, couverte de son, percée de deux yeux minces comme des trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui, l'arrondissait encore; et les jambes écartées dans son pantalon rouge, pendant qu'il balançait devant lui son képi à large visière, il était drôle et attendrissant, avec sa rondeur de petit bonhomme bêta, sentant le labour sous l'uniforme.
Hélène voulut l'interroger, obtenir quelques renseignements.
– Vous avez quitté la Beauce il y a huit jours?
– Qui, madame.
– Et vous voilà à Paris. Vous n'en êtes pas fâché?
– Non, madame.
Il s'enhardissait, il regardait dans la chambre, très impressionné par les tentures de velours bleu.
– Rosalie n'est pas là, reprit Hélène; mais elle va rentrer… Sa tante m'apprend que vous êtes son bon ami.
Le petit soldat ne répondit pas; il baissa la tête, en riant d'un air gauche, et se remit à gratter le tapis du bout de son pied.
– Alors, vous devez l'épouser, quand vous sortirez du service? continua la jeune femme.
– Bien sûr, dit-il en devenant très-rouge, bien sûr, c'est juré…
Et, gagné par l'air bienveillant de la dame, tournant son képi entre ses doigts, il se décida à parler.
– Oh! il y a beau temps… Quand nous étions tout petiots, nous allions à la maraude ensemble. Nous avons joliment reçu des coups de gaule; pour ça, c'est bien vrai… Il faut vous dire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la même traverse, côte à côte. Alors, n'est-ce pas? la Rosalie et moi, nous avons été élevés quasiment à la même écuelle… Puis, tout son monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donné la soupe. Mais elle, la mâtine, elle avait déjà des bras du tonnerre…
Il s'arrêta, sentant qu'il s'enflammait, et il demanda d'une voix hésitante:
– Peut-être bien qu'elle vous a conté tout ça?
– Oui, mais dites toujours, répondit Hélène qu'il amusait.
– Enfin, reprit-il, elle était joliment forte, quoique pas plus grosse qu'une mauviette; elle vous troussait la besogne, fallait voir! Tenez, un jour, elle a allongé une tape à quelqu'un de ma connaissance, oh! une tape! J'en ai gardé le bras noir pondant huit jours… Oui, c'est venu comme ça. Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nous n'avions pas dix ans que nous nous sommes tapé dans la main… Et ça tient, madame, ça tient…
Il posait une main sur son coeur, on écartant les doigts. Hélène pourtant était redevenue grave. Cette idée d'introduire un soldat dans sa cuisine l'inquiétait. Monsieur le curé avait beau le permettre, elle trouvait cela un peu risqué. Dans les campagnes, on est fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir ses craintes. Quand Zéphyrin eut compris, il pensa crever de rire; mais il se retenait, par respect.
– Oh! madame, oh! madame… On voit bien que vous ne la connaissez point. J'en ai reçu, des calottes!.. Mon Dieu! les garçons, ça aime à rire, n'est-ce pas? Je la pinçais, des fois. Alors, elle se retournait, et v'lan! en plein museau… C'est sa tante qui lui répétait: «Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, ça ne porte pas chance.» Le curé aussi s'en mêlait, et c'est peut-être bien pour ça que notre amitié tient toujours… On devait nous marier après le tirage au sort. Puis, va te faire fiche! les choses ont mal tourné. La Rosalie a dit qu'elle servirait à Paris pour s'amasser une dot en m'attendant… Et voilà, et voilà…
Il se dandinait, passait son képi d'une main dans l'autre. Mais, comme Hélène gardait le silence, il crut comprendre qu'elle doutait de sa fidélité. Cela le blessa beaucoup. Il s'écria avec feu:
– Vous pensez peut-être que je la tromperai?.. Puisque je vous dis que c'est juré! Je l'épouserai, voyez-vous, aussi vrai que le jour nous éclaire… Et je suis tout prêt à vous signer ça… Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier… Une grosse émotion le soulevait. Il marchait dans la chambre, cherchant des yeux s'il n'apercevait pas une plume et de l'encre. Hélène tenta vivement de le calmer. Il répétait:
– J'aimerais mieux vous signer un papier… Qu'est-ce que ça vous fait? vous sériez bien tranquille ensuite.
Mais, juste à ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau, rentra en dansant et on tapant des mains.
– Rosalie! Rosalie! Rosalie! chantait-elle sur un air sautillant qu'elle composait.
Par les portes ouvertes, on entendit en effet l'essoufflement de la bonne qui montait, chargée de son panier. Zéphyrin recula dans un coin de la pièce; un rire silencieux fondait sa bouche d'une oreille à l'autre, et ses yeux en trous de vrille luisaient d'une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre, comme elle en avait l'habitude familière, pour montrer les provisions du matin à sa maîtresse.
– Madame, dit-elle, j'ai acheté des choux-fleurs… Voyez donc!.. Deux pour dix-huit sous, ce n'est pas cher…
Elle tendait son panier entr'ouvert, lorsqu'on levant la tête, elle aperçut Zéphyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur le tapis. Il s'écoula deux ou trois secondes, elle ne l'avait sans doute pas reconnu tout de suite sous l'uniforme. Ses yeux ronds s'agrandirent, sa petite face grasse devint pâle, tandis que ses durs cheveux noirs remuaient.
– Oh! dit-elle simplement.
Et, de surprise, elle lâcha son panier. Les provisions roulèrent sur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne, enchantée, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de la chambre, courant après les pommes, jusque