Rome. Emile Zola

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Rome - Emile Zola

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allait s'engouffrer sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre, saisi de timidité, l'arrêta.

      – Non, non, n'entrez pas, c'est inutile.

      Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale, sans avoir rencontré âme qui vive.

      C'était une cour carrée, vaste, entourée d'un portique, comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient rangés contre les murs; et une herbe fine avait poussé entre les cailloux qui pavaient le sol d'une mosaïque blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir descendre jusqu'à ce pavé moisi d'humidité. Il régnait là une ombre, un silence, d'une grandeur morte et d'une infinie tristesse.

      Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait toujours quelqu'un, un concierge, un serviteur; et il crut avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n'offrait que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le jardin lui serra le cœur davantage, par son abandon. Au centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux fruits d'or mûrissants indiquaient seuls le dessin des allées, qu'ils bordaient. Contre la muraille de droite, entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute une effrénée bacchanale, une de ces scènes d'amour vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les tombeaux; et, transformé en auge, ce sarcophage de marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d'eau qui coulait d'un large masque tragique, scellé dans le mur. Sur le Tibre, s'ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d'où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d'exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l'éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.

      Cette fois, Pierre fut certain d'avoir vu l'ombre d'une jupe. Il retourna dans la cour, il s'y trouva en présence d'une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l'air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant, à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.

      Lui, tout de suite, s'expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.

      – Madame, je suis l'abbé Pierre Froment…

      Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français, avec l'accent un peu gras et traînard de l'Ile-de-France:

      – Ah! monsieur l'abbé, je sais, je sais… Je vous attendais, j'ai des ordres.

      Et, comme il la regardait, ébahi:

      – Moi, je suis Française… Voici vingt-cinq ans que j'habite leur pays, et je n'ai pas encore pu m'y faire, à leur satané charabia!

      Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d'Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l'avait laissée éperdue, comme au milieu d'un pays de sauvages. Aussi s'était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d'accoucher et qui l'avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l'idée qu'elle l'aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la famille, elle s'était haussée au rôle de gouvernante, tout en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, qu'elle n'était parvenue qu'à baragouiner un italien exécrable, pour les besoins du service, dans ses rapports avec les autres domestiques.

      – Et monsieur le vicomte va bien? reprit-elle avec sa familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages!.. Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui, hier, une lettre qui vous annonçait.

      C'était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De l'antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa sœur, vieille fille qu'on appelait par respect donna Serafina, puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une Montefiori, remariée. Par le hasard d'une alliance, le vicomte s'était trouvé petit parent de cette famille: son frère cadet avait épousé une Brandini, la sœur du père de Benedetta; et c'était ainsi, à titre complaisant d'oncle, qu'il avait séjourné plusieurs fois au palais de la rue Giulia, du vivant du comte. Il s'était attaché à la fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d'un fâcheux mariage, qu'elle tâchait de faire annuler. Maintenant qu'elle était revenue près de sa tante Serafina et de son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait des livres de France. Entre autres, il lui avait donc adressé celui de Pierre, et toute l'histoire était partie de là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta annonçant que l'œuvre était dénoncée à la congrégation de l'Index, conseillant à l'auteur d'accourir et lui offrant gracieusement l'hospitalité au palais. Le vicomte, aussi étonné que le jeune prêtre, n'avait pas compris; mais il l'avait décidé à partir, par bonne politique, passionné lui-même pour une victoire qu'à l'avance il faisait sienne. Et, dès lors, l'effarement de Pierre se comprenait, tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui échappaient.

      Victorine reprit tout d'un coup:

      – Mais je vous laisse là, monsieur l'abbé… Je vais vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle?

      Puis, lorsqu'il lui eut montré sa valise, qu'il s'était décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un séjour de quinze jours, il s'était contenté d'une soutane de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très surprise.

      – Quinze jours! vous croyez ne rester que quinze jours? Enfin, vous verrez bien.

      Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini par se montrer:

      – Giacomo, montez ça dans la chambre rouge… Si monsieur l'abbé veut me suivre?

      Pierre venait d'être tout égayé et réconforté par cette rencontre imprévue d'une compatriote, si vive, si bonne femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant, en traversant la cour, il l'écoutait lui conter que la princesse était sortie, et que la contessina, comme on continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse, malgré son mariage, n'avait pas encore paru ce matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu'elle avait des ordres.

      L'escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le portique: un escalier monumental, aux marches larges et basses, si douces, qu'un cheval aurait pu les monter aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si vides et si solennels, qu'une mélancolie de mort tombait des hautes voûtes.

      Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en remarquant l'émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité, pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna simplement une grande porte de chêne, à droite.

      – Son Éminence occupe ici l'aile sur la cour et sur la rivière, oh! pas le quart de l'étage seulement… On a fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment voulez-vous entretenir une pareille halle, et pourquoi faire? Il faudrait du monde.

      Elle continuait de monter de son pas alerte, restée étrangère, trop différente sans doute

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