Rome. Emile Zola

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Rome - Emile Zola

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à enterrer sa race en souriant, à laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle; et ce qu'elle voulait, c'était une fortune autre, son enfant renouvelée, enrichie, s'épanouissant à la vie des vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment, la mère ne cessa de s'entêter à faire le bonheur de sa fille malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille qui s'était donnée à jamais, si des circonstances particulières ne l'avaient mise en rapport avec le gendre qu'elle rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et Dario s'étaient engagés, elle fit la rencontre du comte Prada, le fils d'Orlando, un des héros de l'unité italienne. Venu de Milan à Rome, avec son père, à l'âge de dix-huit ans, lors de l'occupation, il était entré d'abord au ministère des Finances, comme simple employé, tandis que le vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d'une modeste rente, l'épave dernière d'une fortune mangée au service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle folie guerrière de l'ancien compagnon de Garibaldi s'était tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de la victoire, et il était devenu un des vrais conquérants de Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient la ville. Lancé dans d'énormes spéculations sur les terrains, déjà riche, à ce qu'on racontait, il venait de se lier avec le prince Onofrio, qu'il avait affolé, en lui soufflant l'idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori, pour y construire tout un quartier neuf. D'autres affirmaient qu'il était l'amant de la princesse, la belle Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule devant le bien et la femme des autres. Dès la première rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne pouvait l'avoir comme maîtresse, elle n'était qu'à épouser; et il n'hésita pas un instant, il rompit net avec Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement jeune. Quand il eut compris qu'Ernesta, la mère, était pour lui, il demanda la main de la fille, certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait une quinzaine d'années de plus qu'elle; mais il était comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les chances. Rome entière se passionna.

      Jamais ensuite Benedetta ne s'était expliqué comment elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se serait pas conclu, devant l'effroyable scandale soulevé dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette antique race papale, donnée à un Prada, à un des spoliateurs de l'Église! Et il avait fallu que ce projet fou tombât à une heure particulière et brève, au moment où un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et le Quirinal. Le bruit courait que l'entente allait se faire enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété souveraine de la cité Léonine et d'une étroite bande de territoire, allant jusqu'à la mer. Dès lors, le mariage de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le symbole de l'union, de la réconciliation nationale? Cette belle enfant, le lis pur du monde noir, n'était-il pas l'holocauste consenti, le gage accordé au monde blanc? Pendant quinze jours, on ne causa pas d'autre chose, et l'on discutait, on s'attendrissait, on espérait. La jeune fille, elle, n'entrait guère dans ces raisons, n'écoutant que son cœur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu'elle l'avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas refuser la fortune, la vie qui s'offrait. Surtout elle était travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance: il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées chrétiennes de l'Italie, il remerciait la Providence d'avoir choisi une de ses ouailles pour hâler un accord qui devait faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup sûr, l'influence de son confesseur fut une des causes décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse, très dévote particulièrement à une Madone, dont elle allait adorer l'image chaque dimanche, dans la petite église de la place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l'abbé Pisoni lui raconta que la flamme de la lampe qui brûlait devant l'image, devenait blanche, chaque fois qu'il s'agenouillait lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures; et elle cédait par obéissance à sa mère, que le cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu'ils laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une ignorance absolue, ne sachant rien d'elle-même, si fermée à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement la rupture d'une longue promesse d'existence commune, sans l'arrachement physique de sa chair et de son cœur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un jour d'abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux siens et à tout le monde, consommant une union dont Rome entière était devenue complice.

      Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de foudre. Prada, le Piémontais, l'Italien du Nord et de la conquête, montra-t-il la brutalité de l'envahisseur, voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville, en maître impatient de se contenter? ou bien la révélation de l'acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta, trop salissante de la part d'un homme qu'elle n'aimait pas et qu'elle ne put se résigner à subir? Jamais elle ne s'expliqua clairement. Mais elle ferma violemment la porte de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et toute cette rage sensuelle d'homme fort se brisait contre l'indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera s'étaient réveillés en elle: tranquillement, elle ne voulait pas; et rien au monde, pas même la mort, ne l'aurait forcée à vouloir. Puis, c'était chez elle, devant cette brusque connaissance de l'amour, un retour à Dario, une certitude qu'elle devait donner son corps à lui seul, puisque à lui seul elle l'avait promis. Le jeune homme, depuis le mariage qu'il avait dû accepter comme un deuil, voyageait en France. Elle ne s'en cacha même pas, lui écrivit de revenir, s'engagea de nouveau à ne jamais appartenir à un autre. D'ailleurs, sa dévotion avait grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à l'amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de fidélité à Jésus. Un cœur ardent de grande amoureuse s'était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée. Et, quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait qu'elle ne devait rien, puisqu'elle ne savait rien en se mariant. Du reste, les temps changeaient, l'accord avait échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une violence nouvelle, leur campagne d'outrages; et ce mariage triomphal auquel tout le monde avait travaillé, comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n'était plus qu'une ruine ajoutée à tant d'autres.

      Ernesta en mourut. Elle s'était trompée, son existence manquée d'épouse sans joie aboutissait à cette suprême erreur de la mère. Le pis était qu'elle restait seule, sous l'entière responsabilité du désastre, car son frère, le cardinal, et sa sœur, donna Serafina, l'accablaient de reproches. Pour se consoler, elle n'avait que le désespoir de l'abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses espérances patriotiques et par le regret d'avoir travaillé à une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta, toute froide et blanche dans son lit. On parla d'une rupture au cœur; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d'un an que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter à sa mère le coup terrible d'un scandale public. Sa tante Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l'espoir d'une annulation de mariage possible, si elle allait se jeter aux genoux du Saint-Père; et elle finissait par la convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement de l'abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans à peine, était un homme grave et aimable,

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