Rome. Emile Zola
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– Les pauvres gens! c'est bien triste, mais pourquoi donc ne pas retourner les voir?
Pierre, dépaysé et distrait d'abord, venait d'être profondément remué par le récit de Dario. Il revivait son apostolat au milieu des misères de Paris, il s'attendrissait pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome, sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la voix, il dit très haut:
– Oh! madame, nous irons les voir ensemble, vous m'emmènerez. Ces questions me passionnent tant!
L'attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit à le questionner, il les sentit inquiets de son impression première, de ce qu'il pensait de leur ville et d'eux-mêmes. Surtout on lui recommandait de ne pas juger Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle produit? Comment l'avait-il vue, comment la jugeait-il? Et lui, poliment, s'excusait de ne pouvoir répondre, n'ayant rien vu, n'étant pas même sorti. Mais on ne l'en pressa que plus vivement, il eut la sensation nette d'un travail sur lui, d'un effort pour l'amener à l'admiration et à l'amour. On le conseillait, on l'adjurait de ne pas céder à des désillusions fatales, de persister, d'attendre que Rome lui révélât son âme.
– Monsieur l'abbé, combien de temps comptez-vous rester parmi nous? demanda une voix courtoise, d'un timbre doux et clair.
C'était monsignor Nani, assis dans l'ombre, qui parlait haut pour la première fois. A diverses reprises, Pierre avait cru s'apercevoir que le prélat ne le quittait pas de ses yeux bleus, très vifs, tandis qu'il semblait écouter attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et, avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée de cramoisi, l'écharpe de soie violette serrée à la taille, l'air jeune encore bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux dents admirablement blanches.
– Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois semaines peut-être.
Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il avait la prétention de connaître Rome en trois semaines! Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela demandait un long séjour.
– Trois semaines! répéta donna Serafina de son air de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont fini par nous connaître.
Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:
– Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines, nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.
Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, demeuré près de lui, muet:
– Qui est-ce, monsignor Nani?
Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et, dans un souffle:
– L'assesseur du Saint-Office.
Le renseignement suffisait, car Pierre n'ignorait pas que l'assesseur, qui assistait en silence aux réunions du Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des affaires traitées l'après-midi. Cette audience hebdomadaire, cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui permettait d'aborder tous les sujets, donnait au personnage une situation à part, un pouvoir considérable. Et, d'ailleurs, la fonction était cardinalice, l'assesseur ne pouvait être ensuite nommé que cardinal.
Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d'un air si encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia. N'était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre, faite le premier jour, d'un prélat puissant dont l'influence lui ouvrirait peut-être toutes les portes? Il se sentit alors très touché, lorsque celui-ci, dès la première question, lui demanda obligeamment, d'un ton de profond intérêt:
– Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un livre?
Et, repris par l'enthousiasme, oubliant où il était, Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le retour à la communauté chrétienne, triompha avec le catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé la voix; et le silence se faisait dans l'antique salon sévère, tous s'étaient remis à l'écouter, au milieu d'une surprise croissante, d'un froid de glace, qu'il ne sentait pas.
Doucement, Nani finit par l'interrompre, avec son éternel sourire, dont la pointe d'ironie ne se montrait même plus.
– Sans doute, sans doute, mon cher fils, c'est très beau, oh! très beau, tout à fait digne de l'imagination pure et noble d'un chrétien… Mais que comptez-vous faire, maintenant?
– Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.
Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima l'avis général, en s'écriant:
– On ne voit pas comme ça le Saint-Père!
Mais Pierre se passionna.
– Moi, j'espère bien que je le verrai… Est-ce que je n'ai pas exprimé ses idées? Est-ce que je n'ai pas défendu sa politique? Est-ce qu'il peut laisser condamner mon livre, où je crois m'être inspiré du meilleur de lui-même?
– Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani, comme s'il eût craint qu'on ne brusquât trop les choses avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d'une intelligence si haute! Et il faudra le voir… Seulement, mon cher fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu, prenez votre heure…
Puis, se tournant-vers Benedetta:
– N'est-ce pas? Son Éminence n'a pas encore vu monsieur l'abbé. Dès demain matin, il faudra qu'elle daigne le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.
Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux réceptions de sa sœur, le lundi soir. Il était toujours là, en pensée, comme le maître absent et souverain.
– C'est que, répondit la contessina en hésitant, je crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de monsieur l'abbé.
Nani se remit à sourire.
– Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.
Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain matin, à dix heures.
Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l'habit de ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire, lisérée et boutonnée de rouge. C'était le cardinal Sarno, un très ancien familier des Boccanera; et, pendant qu'il s'excusait d'avoir travaillé très tard, le salon se taisait, s'empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal qu'il voyait, Pierre éprouvait une déception vive, car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif,