Contes à Ninon. Emile Zola
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Au-dessus de cette nuée, au-dessus de ces bruits, s'élargissait un ciel d'été, aux profondeurs pures et mélancoliques. Un ange venait d'illuminer l'azur pour quelque fête divine, fête souverainement calme de l'infini.
Perdu dans la foule, je sentais la solitude de mon coeur. J'allais, suivant du regard les jeunes filles qui me souriaient au passage, me disant que je ne reverrais plus ces sourires. Cette pensée de tant de lèvres amoureuses, entrevues un instant et perdues à jamais, était une angoisse pour mon âme.
J'arrivai ainsi à un carrefour, au milieu de l'avenue. A gauche, appuyée contre un orme, se dressait une baraque isolée. Sur le devant, quelques planches mal jointes formaient estrade, et deux lanternes éclairaient la porte, qui n'était autre chose qu'un pan de toile relevé en façon de rideau. Comme je m'arrêtais, un homme portant un costume de magicien, grande robe noire et chapeau en pointe semé d'étoiles, haranguait la foule du haut des planches.
– Entrez, criait-il, entrez, mes beaux messieurs, entrez, mes belles demoiselles! J'arrive en toute hâte du fond de l'Inde pour réjouir les jeunes coeurs. C'est là que j'ai conquis, au péril de ma vie, le Miroir d'amour, que gardait un horrible Dragon. Mes beaux messieurs, mes belles demoiselles, je vous apporte la réalisation de vos rêves. Entrez, entrez voir Celle qui vous aime! Pour deux sous Celle qui vous aime!
Une vieille femme, vêtue en bayadère, souleva le pan de toile. Elle promena sur la foule un regard hébété; puis, d'une voix épaisse:
– Pour deux sous, cria-t-elle, pour deux sous Celle qui vous aime!
Entrez voir Celle qui vous aime!
Le magicien battit une fantaisie entraînante sur la grosse caisse. La bayadère se pendit à une cloche et accompagna.
Le peuple hésitait. Un âne savant jouant aux cartes offre un vif intérêt; un hercule soulevant des poids de cent livres est un spectacle dont on ne saurait se lasser; on ne peut nier non plus qu'une géante demi-nue ne soit faite pour distraire agréablement tous les âges. Mais voir Celle qui vous aime, voilà bien la chose dont on se soucie le moins, et qui ne promet pas la plus légère émotion.
Moi, j'avais écouté avec ferveur l'appel de l'homme à la grande robe. Ses promesses répondaient au désir de mon coeur; je voyais une Providence dans le hasard qui venait de diriger mes pas. Ce misérable grandit singulièrement à mes yeux, de tout l'étonnement que j'éprouvais à l'entendre lire mes secrètes pensées. Il me sembla le voir fixer sur moi des regards flamboyants, battant la grosse caisse avec une furie diabolique, me criant d'entrer d'une voix plus haute que celle de la cloche.
Je posais le pied sur la première planche, lorsque je me sentis arrêté. M'étant tourné, je vis au pied de l'estrade un homme me retenant par mon vêtement. Cet homme était grand et maigre; il avait de larges mains couvertes de gants de fil plus larges encore, et portait un chapeau devenu rouge, un habit noir blanchi aux coudes, et de déplorables culottes de Casimir, jaunes de graisse et de boue. Il se plia en deux, dans une longue et exquise révérence, puis, d'une voix flûtée, me tint ce discours:
– Je suis fâché, monsieur, qu'un jeune homme bien élevé donne un mauvais exemple à la foule. C'est une grande légèreté que d'encourager dans son impudence ce coquin spéculant sur nos mauvais instincts; car je trouve profondément immorales ces paroles criées en plein vent, qui appellent filles et garçons à une débauche du regard et de l'esprit. Ah! monsieur, le peuple est faible. Nous avons, nous les hommes rendus forts par l'instruction, nous avons, songez-y, de graves et impérieux devoirs. Ne cédons pas à de coupables curiosités, soyons dignes en toutes choses. La moralité de la société dépend de nous, monsieur.
Je l'écoutai parler. Il n'avait pas lâché mon vêtement et ne pouvait se décider à achever sa révérence. Son chapeau à la main, il discourait avec un calme si complaisant, que je ne songeai pas à me fâcher. Je me contentai, quand il se tut, de le regarder en face, sans lui répondre. Il vit une question dans ce silence.
– Monsieur, reprit-il avec un nouveau salut, monsieur, je suis l'Ami du peuple, et j'ai pour mission le bonheur de l'humanité.
Il prononça ces mots avec un modeste orgueil, en se grandissant brusquement de toute sa haute taille. Je lui tournai le dos et montai sur l'estrade. Avant d'entrer, comme je soulevais le pan de toile, je le regardai une dernière fois. Il avait délicatement pris de sa main droite les doigts de sa main gauche, cherchant à effacer les plis de ses gants qui menaçaient de le quitter.
Puis, croisant les bras, l'Ami du peuple contempla la bayadère avec tendresse.
Je laissai retomber le rideau et me trouvai dans le temple. C'était une sorte de chambre longue et étroite, sans aucun siège, aux murs de toile, éclairée par un seul quinquet. Quelques personnes, des filles curieuses, des garçons faisant tapage, s'y trouvaient déjà réunies. Tout se passait d'ailleurs avec la plus grande décence: une corde, tendue au milieu de la pièce, séparait les hommes des femmes. Le Miroir d'amour, à vrai dire, n'était autre chose que deux glaces sans tain, une dans chaque compartiment, petites vitres rondes donnant sur l'intérieur de la baraque. Le miracle promis s'accomplissait avec une admirable simplicité: il suffisait d'appliquer l'oeil droit contre la vitre, et au delà, sans qu'il soit question de tonnerre ni de soufre, apparaissait la bien-aimée. Comment ne pas croire à une vision aussi naturelle!
Je ne me sentis pas la force de tenter l'épreuve dès l'entrée. La bayadère m'avait regardé au passage, d'un regard qui me donnait froid au coeur. Savais-je, moi, ce qui m'attendait derrière cette vitre: peut-être un horrible visage, aux yeux éteints, aux lèvres violettes; une centenaire avide de jeune sang, une de ces créatures difformes que je vois, la nuit, passer dans mes mauvais rêves. Je ne croyais plus aux blondes créations dont je peuple charitablement mon désert. Je me rappelais toutes les laides qui me témoignent quelque affection, et je me demandais avec terreur si ce n'était pas une de ces laides que j'allais voir apparaître.
Je me retirai dans un coin. Pour reprendre courage, je regardai ceux qui, plus hardis que moi, consultaient le destin, sans tant de façons. Je ne tardai pas à goûter un singulier plaisir au spectacle de ces diverses figures, l'oeil droit grand ouvert, le gauche fermé avec deux doigts, ayant chacune leur sourire, selon que la vision plaisait plus ou moins. La vitre se trouvant un peu basse, il fallait se courber légèrement. Rien ne me parut plus grotesque que ces hommes venant à la file voir l'âme soeur de leur âme par un trou de quelques centimètres de tour.
Deux soldats s'avancèrent d'abord: un sergent bruni au soleil d'Afrique, et un jeune conscrit, garçon sentant encore le labour, les bras gênés dans une capote trois fois trop grande. Le sergent eut un rire sceptique. Le conscrit demeura longtemps courbé, singulièrement flatté d'avoir une bonne amie.
Puis vint un gros homme en veste blanche, à la face rouge et bouffie, qui regarda tranquillement, sans grimace de joie ni de déplaisir, comme s'il eût été tout naturel qu'il pût être aimé de quelqu'un.
Il fut suivi par trois écoliers, bonshommes de quinze ou seize ans, à la mine effrontée, se poussant pour faire accroire qu'ils avaient l'honneur d'être ivres. Tous trois jurèrent qu'ils reconnaissaient leurs tantes.
Ainsi les curieux se succédaient devant la vitre, et je ne saurais me rappeler aujourd'hui les différentes expressions de physionomie qui me frappèrent alors. O vision de la bien-aimée! quelles rudes vérités tu faisais dire à ces yeux grands ouverts! Ils étaient les vrais Miroirs d'amour, Miroirs où la grâce de la femme se reflétait en une lueur louche où la luxure s'étalait dans de la bêtise.
Les filles, à l'autre carreau, s'égayaient